Pénurie de main d’œuvre, marges sous tension, attentes sociales qui évoluent : le bâtiment traverse une période où la question de l’organisation devient stratégique. Loin des clichés sur l’“industrie du chantier”, le lean propose une approche pragmatique, à la portée de toutes les entreprises. Mathieu Moriou-Vignau revient sur les raisons qui poussent la FFB 63 à mettre ces sujets au cœur du débat.

Pour commencer, est-ce que vous pouvez raconter votre parcours, depuis Bordeaux jusqu’à votre poste de secrétaire général de la FFB 63 ?

Mathieu Moriou : Je suis né à Bordeaux, où j’ai vécu jusqu’à mes 24 ans. J’y ai fait un cursus entre la fac de géographie et une école d’agronomie, qui m’a donné un diplôme en ingénierie de médiation territoriale.
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Je suis arrivé en Auvergne pour mon stage de fin d’études, au Conseil régional, sur un poste de développement territorial lié à l’agriculture et l’agroalimentaire. Une fois diplômé, un des partenaires avec qui je travaillais me propose un CDD à l’équivalent de la FFB, mais pour l’agroalimentaire, L’URIAA. J’arrive pour épauler quelqu’un… qui démissionne. On me propose donc de prendre sa suite en CDI.
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Je fais ça deux ans, puis l’organisation professionnelle de la plasturgie et des composites, Allizé Plasturgie, me propose le poste de délégué territorial Auvergne, Loire, Drôme, Ardèche. Un an plus tard, on me propose de prendre la direction du pôle à Oyonnax, dans la Plastic Vallée, et de devenir délégué régional adjoint Rhône-Alpes. Une expérience enrichissante et passionnante !
Pour des raisons familiales, je décide ensuite de revenir à Clermont et de chercher un poste ici. Mon grand-père, ancien chef de chantier, a toujours fait l’éloge du monde de la construction, lLa FFB 63 recrutait un secrétaire général, j’ai candidaté. Ça fait maintenant huit ans que je suis à la tête de la structure et j’en suis très heureux !

Quand vous arrivez dans le bâtiment après l’agroalimentaire et la plasturgie, qu’est-ce qui vous frappe le plus ?

Mathieu Moriou : Je viens d’univers industriels : médical, pharmaceutique, automobile où les process, le contrôle qualité et l’amélioration continue sont très ancrés. En arrivant dans le bâtiment, j’ai découvert un secteur porté par la fierté du travail bien fait, mais qui intègre encore trop peu, selon moi, une logique d’optimisation systématique.
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En revanche, je trouve des gens amoureux de leur métier, des histoires familiales fortes, un attachement profond à l’artisanat et à leur profession. Il y a d’autres valeurs, d’autres façons de faire.
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Très vite, je me dis qu’il y a un pont à faire : amener la culture due process, d’organisation et d’efficacité dans un univers très humain, très technique, mais peu outillé sur la gestion d’entreprise. C’est là que le lean entre dans l’équation !

Vous m’avez expliqué que la FFB avait déjà tenté un programme lean en 2019, et que ça n’a pas vraiment pris. Qu’est-ce qui a bloqué à l’époque ?

Mathieu Moriou : En 2019, le secteur était moins mûr. Le lean était perçu comme un truc “d’usine”, pas pour des artisans qui font du sur-mesure. La désorganisation du pays à cause de la COVID-19 a changé pas mal de chose…
Beaucoup d’entreprises n’étaient pas encore confrontées à la raréfaction de la main-d’œuvre comme au niveau d’aujourd’hui. Quand tout tourne à peu près, l’optimisation de l’organisation reste un sujet secondaire. On remet ça à plus tard.
Résultat : le programme a été lancé trop tôt. On était en avance de contexte.

Qu’est-ce qui fait que vous y croyez à nouveau en 2026 ?

Mathieu Moriou : Aujourd’hui, la donne a changé. On a une vraie pénurie de main-d’œuvre. Il y a 70 ou 80 ans, on trouvait en Auvergne plusieurs entreprises de bâtiment à 500 salariés. Cette organisation n’existe plus. Quand la ressource se raréfie, on n’a plus le luxe d’être désorganisé.
On a aussi une pression forte sur les coûts, une instabilité politique, des marchés plus tendus. Face à ça, tu as deux choix : soit on entre dans une spirale de baisse de prix qui dégrade l’entreprise et la qualité, soit on optimise son chantier et son organisation.
À la FFB, on a choisi notre camp : il vaut mieux optimiser que dégrader. 2026, pour nous, c’est l’année de la performance : lean, innovation, numérique, IA… On met ces sujets au service de la survie et du développement des entreprises et de notre pays !

Dans le BTP, beaucoup disent “nous, on fait du sur-mesure, on ne peut pas standardiser”. Comment répondez-vous à ça ?

Mathieu Moriou : D’abord, il faut arrêter de confondre produit et process. Oui, chaque bâtiment est un prototype, c’est indéniable. Il est lié à son terrain, à son orientation, à son usage, à ses contraintes. Personne ne remet ça en cause.
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Mais pour construire ce bâtiment unique, on fait toujours un certain nombre de choses : amener des matériaux, poser des câbles, couler du béton, gérer des factures, valider des devis. Là-dedans, il y a des gestes et des enchaînements qui peuvent être organisés, simplifiés, stabilisés.
On parle de process industriel, pas de standardisation du produit. L’objectif n’est pas de faire des bâtiments tous identiques ni de transformer l’artisanat du bâtiment. C’est de construire des prototypes et réaliser des chantiers avec une organisation qui, elle est davantage optimisée et structurée dans l’optique de réduire les pertes, gagner du temps et favoriser la prévention. Tout le monde veut faire au mieux, c’est là que le LEAN entre en jeu !

Vous insistez sur l’idée que le lean n’est pas une boîte à outils de plus, mais un système. Ça veut dire quoi concrètement ?

Mathieu Moriou : Si on réduit le lean à “on fait un 5S dans le dépôt”, on rate l’essentiel.
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Le lean, c’est de l’amélioration continue : à chaque fois qu’on effectue une tâche, on se donne le droit de se demander comment la rendre un peu plus simple, plus sûre, plus efficace. 

J’aime bien parler de “quick wins”, de petites victoires. Poser les vis et les boulons au bon endroit, revoir une validation de facture qui passe par quatre personnes alors que deux suffiraient, afficher un planning visible de tous… Ce ne sont pas des révolutions, mais à l’échelle d’une année, ça change tout. Le lean, c’est du bon sens structuré. Chez nous, on parlerait volontiers de “bon sens paysan”et j’adore cette expression parce qu’elle est tellement vraie !

Tout ça suppose d’embarquer les équipes. Comment voyez-vous le facteur humain dans cette histoire ?

Mathieu Moriou : C’est central. Les meilleures idées d’organisation ne viennent pas forcément du bureau du patron, mais de ceux qui font avec celui qui dirige.
Le compagnon qui améliore son geste depuis 15 ans a réfléchi à la meilleure façon de le faire. Mettre en place du Lean exige de l’humilité quant à l’origine des bonnes idées, qu’elles viennent du collectif, de l’expérience ou d’un regard neuf. Et c’est aussi comprendre que l’être humain a un vrai désir de transmission. Je n’ai jamais vu quelqu’un sur un chantier qui n’était pas content d’expliquer son savoir-faire quand on le lui demandait avec respect. La curiosité c’est la base du progrès !

On en revient à la pénurie de main-d’œuvre. Est-ce que l’organisation peut jouer sur l’attractivité des métiers ?

Mathieu Moriou : Oui, clairement. On paye aujourd’hui des choix politiques anciens qui ont dévalorisé les métiers manuels. On a poussé une génération vers le bac général, les services, le tertiaire. Résultat : on a abîmé l’image du bâtiment, alors même qu’un bon électricien gagne parfois mieux sa vie que quelqu’un dans un bureau.
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En parallèle, les attentes ont changé : les jeunes comparent avec ce qu’ils voient sur les réseaux sociaux, où l’ oisiveté et le gain facile sont mis en avant. 

Le lean ne réglera pas tout, mais il peut éviter qu’un manque d’organisation ne vienne abîmer encore plus l’attractivité des métiers.

Pour vous, la FFB est “une composante externalisée de l’entreprise”. Quel rôle vous jouez sur ces sujets d’innovation ?

Mathieu Moriou : Une fédération professionnelle, d’abord, ça rompt la solitude du dirigeant. Décider seul, porter les risques seul, sans avoir tous les éléments, c’est très lourd.
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Être adhérent, c’est pouvoir appeler pour poser une question, participer à des réunions, confronter ses problèmes à ceux d’autres dirigeants qui vivent des situations similaires. La décision reste toujours celle du patron, mais il n’est plus seul pour la préparer.
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Ensuite, on a un rôle de lobby au sens noble : aller voir les décideurs pour dire “attention, cette mesure va fragiliser le tissu local, réduire la construction de logements, déséquilibrer le territoire”.
Et puis, on a un rôle de défricheur : IA, lean, décarbonation, numérique… On teste, on structure des parcours, on propose des chemins. Pour reprendre l’idée de Paul Vidal de La Blache : “la nature propose, l’homme dispose”. La FFB, c’est pareil. On propose, le dirigeant dispose.

Que diriez-vous aux chefs d’entreprise qui se disent “le lean, c’est pour les autres, moi je n’ai pas le temps” ?

Mathieu Moriou : Le lean, c’est gagner le temps qu’on n’a pas les moyens de perdre.
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Ce n’est bien sûr pas général et je grossis volontairement le trait mais les allers-retours chez le même fournisseur dans la même journée, c’est une perte de temps et de gain trop important. Il vaut mieux consacrer une journée à réfléchir à l’organisation que de continuer comme ça.
Après, ce sont des choix de dirigeant. Nous, on ne fera jamais à la place. On donne des clés, des méthodes, des retours d’expérience.

Pour finir, je vous donne carte blanche pour vous adresser aux dirigeants du BTP sur le lean et l’innovation organisationnelle, ce serait quoi ?

Mathieu Moriou : Il ne faut pas s’interdire le sujet sous prétexte que ça vient de l’industrie, qu’on se pense trop « petit », ou que “chez nous, c’est différent”.
Le bon sens est universel. S’autoriser à se poser la question du lean, ce n’est pas renier son identité artisanale, ni transformer son entreprise en usine à gaz. C’est juste accepter qu’on peut, tous, gagner du temps, du confort et de la sécurité en organisant mieux notre travail.
Et dans le contexte actuel, ne pas se poser la question de l’organisation, ça devient un vrai risque.

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