Du Mali à l’Allier, le parcours d’un ingénieur devenu entrepreneur raconte une conviction simple : innover, c’est parfois revenir au concret.

En reprenant Pâtifrais, un réseau de camions-marchés sillonnant les campagnes bourbonnaises, il remet au goût du jour un service essentiel : livrer du frais, du local et un peu de lien social à ceux que la ruralité isole.

Vous avez un parcours étonnant. Comment passe-t-on des mines d’or du Mali à la reprise d’une entreprise agroalimentaire dans l’Allier ?

Je suis ingénieur des Arts et Métiers. J’ai commencé ma carrière en Afrique, sur des chantiers miniers au Mali. C’est là que j’ai compris que les problèmes n’étaient pas seulement techniques mais également financiers ou administratifs : devises, trésorerie, douanes… En rentrant en France, j’ai voulu compléter cette vision en suivant un master à l’ESSEC en finance et innovation. J’ai ensuite travaillé à la BPCE, puis dans une fintech qui développait des banques mobiles en Afrique et en Europe. Cette expérience m’a donné le goût de l’entrepreneuriat.

Pourquoi avoir choisi la reprise, et comment s’est fait le choix de l’entreprise ?

Nous avons réalisé qu’en France, la création industrielle était devenue presque impossible : coûts, foncier, délais, normes. D’où l’idée d’une reprise, plus concrète et plus utile.

Avec mon associé, ingénieur lui aussi, nous cherchions une entreprise solide, d’une certaine taille, avec du sens social. Nous avons étudié plusieurs dossiers avant de tomber sur Soprauvergne Pâtifrais, à Diou, dans l’Allier. Le modèle nous a tout de suite parlé : un réseau de distribution de produits frais qui passe directement chez les particuliers, principalement en zone rurale. On a eu un vrai coup de cœur : l’entreprise répondait à deux besoins clés — la disparition des commerces de proximité et le vieillissement de la population.

En effet, aller faire ses courses à 20 minutes de route n’est pas un problème à 50 ans, mais à 80 ans, ça devient impossible. Le modèle de Pâtifrais y répond, avec un commerce itinérant, humain et économiquement viable.

Mais surtout, elle reposait sur un outil de production complet : une usine de 5 000 m² qui fabrique en interne près de 70 % des produits vendus. On y trouve deux lignes principales : une partie très automatisée dédiée à la pâte feuilletée et aux fonds de tarte, et un grand atelier traiteur où sont préparés à la main des produits frais — bouchées à la reine, tourtes, quiches, pâtés, plats cuisinés individuels.

Justement, comment fonctionne ce modèle de “stand de marché à domicile” ?

C’est assez simple : nos vendeurs passent tous les 15 jours, à heure fixe. Pas de commande ni de livraison sur demande. Les clients savent que le mardi à 10 h, le camion s’arrête devant chez eux. Ils choisissent sur place, comme sur un marché.

En amont, tout part de notre site de production. Chaque soir, la production est expédiée vers nos 11 agences régionales, stockée en chambre froide, puis chargée à 7 h du matin dans les camions frigorifiques avant le départ des tournées.

Ce fonctionnement permet de maîtriser nos marges et notre qualité. Là où un intermédiaire travaille à 60 % de marge brute, nous atteignons 70 à 72 %. La rentabilité repose aussi sur la densité : plus les clients d’une tournée sont proches, plus le modèle est soutenable.

Vous parlez souvent de digitalisation. Où se situe l’innovation ?

Elle est invisible pour le client, mais centrale pour l’entreprise. Quand nous sommes arrivés, nous avons vu que beaucoup de savoirs reposaient sur l’expérience des vendeurs. Certains connaissaient leurs clients depuis dix ans : ils savaient instinctivement ce que chacun allait acheter, quelles quantités charger, quelles habitudes respecter. C’était efficace, mais fragile : rien n’était écrit, et cette connaissance disparaissait dès qu’un vendeur changeait de tournée.

Nous avons donc décidé de digitaliser le back-office : suivre les stocks, organiser les tournées, mieux gérer les pertes et la traçabilité. L’objectif n’était pas de remplacer les vendeurs, mais de les aider à s’améliorer, de rendre leurs savoirs transmissibles et utilisables par toute l’équipe. 

Vous avez fait le choix du 100 % CDI. Pourquoi ?

On y a beaucoup réfléchi. Certains nous conseillaient d’aller vers la franchise ou l’auto-entrepreneuriat. Mais notre cœur de clientèle est fragile. Si vous mettez la pression économique sur des vendeurs indépendants, vous créez des comportements déviants et vous abîmez la relation. Pour le moment, nous avons préféré garantir un salaire fixe, une intégration solide et une image maîtrisée.

C’est aussi un choix de mission. Nos vendeurs passent du temps avec leurs clients : ils connaissent leurs habitudes, prennent des nouvelles, changent parfois une ampoule ou déplacent un meuble. Ce lien humain fait partie du service. Il a même une valeur sociale : certains clients isolés ne voient presque plus personne. Nous avons d’ailleurs adopté le statut de société à mission, avec un engagement clair : maintenir le lien social par la présence commerciale.

Qu’est-ce qui freine aujourd’hui votre développement ?

La première, c’est le matériel : la pénurie mondiale de semi-conducteurs a bloqué la production de cabines pour nos camions frigorifiques pendant deux ans. Nous avions les vendeurs, pas les véhicules. La seconde, c’est le foncier : notre site de production est en zone inondable, impossible d’y construire une extension malgré le soutien des élus. Résultat : nous avons cherché une alternative.

C’est là qu’intervient le rachat du groupe BPA ?

Exactement. BPA est un groupe de boulangerie du Grand Ouest avec six sites. Ils livrent du pain frais 7 jours sur 7 à des établissements de santé, lycées et maisons de retraite. Ce rachat, réalisé à l’été 2024, nous permet de doubler la taille du groupe Golocal et de “marcher sur deux jambes” : la livraison à domicile et la restauration collective. En parallèle, cela ouvre des bases pour déployer notre service Pâtifrais dans l’Ouest dès que nous aurons récupéré des véhicules.

Vous avez une lecture très lucide de la ruralité. Comment voyez-vous son avenir ?

Notre modèle est pertinent tant que les gens vivent encore à domicile. La vraie question, c’est : combien de temps pourront-ils y rester ? On manque déjà de structures d’accueil pour les seniors, et la pyramide des âges montre que le phénomène va s’accentuer. Tout ce qui facilite le maintien à domicile deviendra essentiel : aide à la personne, services itinérants, livraison. Notre activité contribue modestement à cette continuité de vie, en apportant de la nourriture, du lien social et une présence humaine régulière.

Mais au-delà, l’avenir des villages dépendra surtout de deux leviers : la mobilité et l’emploi local. Sans transport ni bassin d’activité, les communes les plus reculées finiront par se vider. On le voit déjà : quand une personne âgée décède dans un petit hameau, la maison devient résidence secondaire ou reste vide. Sans emploi ni transport, les communes les plus isolées finiront par se vider. Certaines s’en sortiront, celles qui garderont un pôle industriel ou artisanal actif, celles qui sauront accueillir les néo-ruraux.

Aujourd’hui, la fiscalité sur la voiture accentue cette fracture : en Auvergne, la plupart des habitants n’ont pas d’autre choix que de se déplacer en véhicule individuel, faute d’alternative crédible. Le risque, c’est une double peine pour les territoires ruraux : des distances longues et un coût de mobilité toujours plus lourd.

Et quelle vision pour votre entreprise ?

D’abord, renforcer notre maillage actuel. Dès que la flotte sera complète, nous pourrons ouvrir de nouvelles tournées et densifier notre présence sur les territoires où la demande est forte.

Ensuite, élargir notre offre. Nous testons la commande de colis viande et poisson, en partenariat avec des producteurs locaux et des grossistes spécialisés. Cela répond à un besoin clair dans des zones où les boucheries et poissonneries ont disparu. Nous réfléchissons aussi à des abonnements cadeaux : 20 € de produits offerts chaque mois par les enfants ou les proches d’une personne âgée, pour garantir un passage régulier du vendeur et maintenir le lien social.

Certains nous ont même suggéré d’ajouter d’autres gammes, comme l’alimentation animale, souvent lourde à transporter pour les seniors. Pour l’instant, nous ne l’avons pas fait : les camions transportent uniquement des denrées alimentaires, et nous devons préserver cette cohérence.

À terme, notre ambition pour Patifrais est de devenir une plateforme de services mobiles : un même camion pourrait livrer l’alimentation, les produits du quotidien, voire demain des médicaments. En somme, devenir un logisticien de proximité, à la croisée du commerce, du service et de la solidarité rurale.