Bertrand Pelletier, Agaetis « Le jeu vidéo est un bien culturel à défendre »

Bertrand Pelletier, Agaetis « Le jeu vidéo est un bien culturel à défendre »

Bertrand Pelletier est data-scientist chez Agaetis, éditeur de logiciels et société de conseils. Il milite également pour la reconnaissance des jeux vidéo comme un secteur culturel à part entière.
Passionné par les jeux vidéo depuis toujours, il partage avec nous ses connaissances sur cette industrie en plein boom. Rencontre.

Est-ce que tu peux nous raconter un peu ton parcours ?

Bertrand Pelletier : Je suis né à Clermont-Ferrand. J’y ai grandi et fait une partie de mes études à la fac de physique. Ensuite, je suis parti à Grenoble poursuivre mes études et effectuer ma thèse dans le cadre d’un CIFRE avec l’entreprise ST Micro Electronics, autour de la création de micro-processeurs.
Pendant ma thèse, j’ai fait beaucoup d’analyses de données, de créations d’algorithmes et de simulations. J’ai toujours été passionné par les jeux vidéo, et à travers mes études, j’avais un objectif, celui de monter en compétences dans certains domaines pour les utiliser dans les jeux vidéo.

Dès la fin de ma thèse en 2015, j’ai commencé une carrière comme créateur indépendant de jeux vidéo, en France et au Québec. J’ai créé des jeux sur des plateformes. Ils sont sortis, ils étaient plutôt bien notés, mais réussir à en vivre, c’est une autre histoire.

C’est pas bankable de créer des jeux vidéo ?

Non pas du tout. J’étais naïf, je pensais qu’il suffisait de créer un bon jeu pour que ça fonctionne. En réalité, sans une communication ultra efficace, on a aucune chance d’exister. Il faut une personne dédiée pour créer une newsletter, un blog, animer la communauté sur Discord. Bref, moi ce qui me plaît, c’est de créer pas de commercialiser. 

J’ai décidé d’arrêter et de revenir en France. Je travaille depuis trois ans pour Agaetis, même si je continue à développer des jeux vidéo pendant mon temps libre.

Et c’est quoi ton job à Agaetis alors?

Je suis data-scientist. Avec Agaetis, on a le projet de travailler avec le monde du jeu vidéo en proposant des solutions innovantes. Il faut comprendre une chose, ce monde-là évolue très vite.

Pour faire simple, dans la création de jeux, il y a quatre métiers principaux.

  • le game designer : c’est lui qui développe le principe du jeu : quand je pioche le sol, je récupère des briques qui me permettent de fabriquer ma maison
  • l’art designer : lui, va se focaliser sur le graphisme : l’arbre va ressembler à ça, le nuage aura cette forme etc .. 
  • le sound designer : c’est celui qui s’occupe de la musique, des effets sonores etc …
  • le level designer : c’est celui qui va dire : dans le niveau 1, il y aura tant de monstres et tant d’objets à récupérer pour passer au niveau supérieur. C’est lui qui crée la courbe de difficulté. Il faut que le jeu soit harmonieux. Il doit être amusant et challengeant.
    Avant, le level designer dessinait tout ça à la main ou à la souris. Maintenant, ce sont des algorithmes qui font ça. Les level designers doivent devenir des data-scientist et moi je les aide à y parvenir.

Tu accompagnes les level designer ? Comment exactement ?

Bertrand Pelletier : Aujourd’hui beaucoup de jeux vidéo sont générés par des algorithmes et ça pose des problèmes d’équilibrage. Je m’explique : le job du level designer, c’est de rendre le jeu jouable. 
Dans toutes les entreprises de jeux vidéo, il existe un service qualité qui va tester les jeux. Concrètement, des personnes vont passer des heures à jouer et vérifier qu’il n’y a pas de bugs et que le jeu remplit sa mission : divertir.

Avec Agaetis, nous développons une nouvelle solution : l’auto-test. C’est un logiciel qui va tester le jeu à la place d’un humain. Là, on est sur des mathématiques pures. De l’IA pour tester de l’IA. C’est ce que je fais et c’est ce qui me passionne.
L’auto-test se développe à la vitesse grand V. League of Legends ou Candy Crush ont été auto-testés. Aujourd’hui la technologie réalise une grande partie des jeux vidéo. 

Tu m’as aussi dit que tu participais fréquemment à des Game Jam et des Coding Game. On va commencer avec le Game Jam. De quoi on parle là ? 

Si vous êtes familier avec le hackathon, on est sur un format similaire. C’est un événement sur deux jours. Tu arrives le vendredi soir, un mot-clé est choisi. C’est le thème du game jam. Ensuite, par équipe ou en individuel, on a deux jours pour développer un jeu. A la fin, un jury ou les participants désignent le vainqueur
La particularité du Game jam c’est qu’il n’y a pas toujours de prix à la clé. La philosophie, c’est de pouvoir réaliser un jeu sans pression, mais surtout les participants vont y jouer et vont te faire des retours.

Il y a des milliers de Game Jam partout dans le monde. En 2019, à Clermont-Ferrand, on a eu notre Gam jam : le Jam des Volcans. On s’est installés dans les locaux d’ISIMA et c’était une super expérience. Mais d’une manière générale, les Game Jam se font à distance, c’est beaucoup plus facile à organiser. On utilise les réseaux sociaux ce qui nous permet d’échanger, de monter des équipes etc, etc. Il y a beaucoup d’interactions même si on est chacun chez soi. 
Le plus connu, c’est le Ludum Dare. C’est un game jam vraiment très sérieux. À la clé, il y a la possibilité de sortir le jeu pour le gagnant de chaque catégorie. 

source : Agaetis

Est-ce que lors de ces événements, il y a cette notion de Game Jam for Good. Par exemple, l’idée de développer des jeux pour sensibiliser à une cause comme le handicap par exemple ?

Bertrand Pelletier : Alors, non pas exactement. Dans un Game Jam avec le mot-clé médecine, une équipe va peut-être décider de développer un jeu pour sensibiliser au handicap, mais c’est une possibilité parmi tant d’autres.

Je reviens sur le problème de base : ok, tu crées ton jeu, mais qui va y jouer ? Ce qui marche aujourd’hui, c’est ce qui rapporte de l’argent, c’est aussi simple que ça. Si tu n’as pas quelqu’un derrière toi pour porter ton jeu vers le grand public, c’est mort. C’est d’ailleurs un des principaux problèmes en France.

On n’est pas bons en jeux vidéo ? Pourtant, l’écosystème est dynamique non ? 

On avait Ubisoft à Lyon, mais en 2010, en France, le jeu vidéo, c’était quelque chose d’accessoire, voire d’inutile. Résultat, on a perdu cette pépite qui est allée s’installer au Québec.
On est vraiment très en retard en France même si on a de très bonnes ressources et de très bons professionnels. Nous n’avons pas la culture du jeu vidéo d’un point de vue entrepreneurial. 

Comment ça se passe dans les autres pays “plus en avance” ?

Par exemple, en Suède, tout le monde sait ce qu’est un Game designer ou un level designer. Ce ne sont pas des termes obscurs. On éduque à la culture entrepreneuriale du jeu vidéo à l’école.

En France, nous n’avons pas ça. Le jeu vidéo est au mieux considéré comme un passe-temps, au pire, comme quelque chose de dangereux qu’il faut éloigner des enfants.
Alors que le jeu vidéo est un formidable outil éducatif. Et je ne parle pas de jeux qui t’apprennent à faire des maths, mais plutôt des maths qu’il y a derrière un jeu.

On sent dans ta voix, la passion, mais aussi l’agacement quand tu évoques la place du jeu vidéo en France. Qu’est-ce qui te crispe ?

Oui, j’ai une âme de militant sur ces sujets. Le jeu vidéo est un bien culturel qui représente bien plus que la musique et le cinéma réunis. 

En France, on parle d’exception culturelle, mais elle ne concerne que des secteurs spécifiques. Quand on voit les avantages dans le monde du cinéma, on ne peut que se désespérer de ce qui est proposé dans le secteur du jeu vidéo : pratiquement rien.
Obtenir une subvention est presque illusoire. Il n’y a pas de véritable intérêt même de la part de celles et ceux qui sont censés défendre cette industrie. Il y a tellement de talents gâchés face à cette inertie.

Qu’est-ce qu’il faudrait développer pour mieux faire connaître ce secteur en France ?

Il faut éduquer les gens. Déjà, il faut comprendre ce qui fait la différence entre un bon jeu vidéo et un mauvais jeu vidéo.

Quand je parle d’un mauvais jeu vidéo, en fait, c’est l’intention derrière qui est mauvaise. Normalement un jeu vidéo, c’est avant tout une expérience. Dans un mauvais jeu vidéo, l’objectif, c’est de te retenir le plus longtemps possible en te frustrant. Ce sont ces jeux qui rendent addict et qui nécessitent parfois de te faire passer par un centre de désintoxication. La frustration crée de la colère qui engendre de la violence. 

Un bon jeu vidéo ne génère aucune frustration. Tu le termines et tu passes à autre chose. D’ailleurs, dans le mauvais jeu vidéo, le seul objectif, c’est d’écraser son adversaire. Ce ne sont pas des valeurs à promouvoir. Dans un bon jeu vidéo, on va prôner l’esprit d’équipe, par exemple.

Tu peux nous parler rapidement de Coding Game ? 

Le Coding Game, c’est une autre philosophie. C’est une manière de tester nos compétences de développeurs. On est sur de l’informatique et des algorithmes à 100%. C’est plutôt mon truc, je ne suis pas un artiste, mais un data scientist. 

Par exemple, tu prends un jeu de cartes comme la bataille. Tu vas créer un code informatique, un robot, qui va jouer à la bataille contre un robot d’une autre personne sur une plateforme. C’est à celui qui aura la meilleure IA, la meilleure stratégie. Ça dure une semaine et c’est intense. Pour que ça fonctionne, il faut faire du beau travail. On appelle ça, le craftsmanship. C’est l’ensemble des méthodes pour faire du beau code.

C’est l’instant carte blanche. Quelque chose à ajouter Bertrand Pelletier ? 

En France, on a une carte à jouer, même si on est en retard. Je pense qu’il faut abandonner l’idée de voir le jeu vidéo reconnu comme un produit culturel. Il faut détourner les blocages.

On a tous les talents, on a un très bon écosystème. On peut aider à développer de très bons jeux vidéo. Plutôt que de mettre l’accent sur la culture, il faut se concentrer sur l’intelligence artificielle. Là, il y a des financements et un soutien fort de l’État français. On peut développer une expertise dans l’auto-test et toutes les technologies qui y sont associées. 

À mon avis, c’est une opportunité qu’il nous faut saisir. Maintenant.

Dans la tête de Bertrand :

Ta définition de l’innovation : créer un bien commun 

Une belle idée de start-up : développer un outils pour faciliter la vie / regler des problemes du quotidien 

La start-up qui monte : https://modl.ai/

Où est-ce que tu vas à la pêche à l’info : jeux online , des gens de ma generations qui se sont fait les dents sur les premiers MMORPG

Une recommandation pour s’instruire (livre, podcast, magazine, série) : benzai tv , canard pc 

Une recommandation pour rire (livre, podcast, magazine, série) : joueur du grenier

Un femme qui t’inspire/experte : Aïe je suis fasciné par les papas de l’IA mais je vois pas de femme dans le lot , y a bien une femme chez Ubisoft qui a fait réussi à se hisser au poste de responsable data : Emmeline Biscay  

L’Auvergnat.e d’ici ou d’ailleurs avec qui tu aimerais bien boire un coup : je vis a la campagne deja faut que je sorte de ma caverne

À propos de Pauline Rivière

Pauline Rivière est journaliste et rédactrice en chef du média en ligne le Connecteur. Elle est en charge du choix des dossiers spéciaux mensuels. Elle développe également des outils de datavisualisation à destination de l'écosystème de l'innovation et s'intéresse à l'innovation éditoriale. Avec sa société SmartVideo Academy, elle anime différentes formations à la réalisation de vidéos (au smartphone notamment) et à l’écriture audiovisuelle. Elle intervient également dans l'Enseignement Supérieur dans le cadre de projets pédagogiques digitaux, mêlant techniques de communication et sujets d'innovation.