REPRISE : UNE ENTREPRISE NE VAUT PAS CE QU’ELLE A COÛTÉ, MAIS CE QU’ELLE RAPPORTE

REPRISE : UNE ENTREPRISE NE VAUT PAS CE QU’ELLE A COÛTÉ, MAIS CE QU’ELLE RAPPORTE

Patrimoine ou rentabilité ? Dans la transmission d’entreprise, la valeur n’est pas qu’une affaire de bilans. L’exemple de la scierie familiale de Faustin Falcon, aujourd’hui PDG de Pecheur.com et Chasseur.com, montre comment un chef d’entreprise peut rester attaché à la valeur de son patrimoine — machines, bâtiments, souvenirs de toute une vie — quand les investisseurs, eux, ne regardent que la rentabilité future. Entre affectif et logique économique, c’est dans ce décalage de regard que se joue bien souvent la réussite ou l’échec d’une cession.

Pour commencer, pouvez-vous nous raconter l’histoire de l’entreprise familiale ?

Faustin Falcon : C’est une scierie créée par mon grand-père avec son frère, dans un village rural de Lozère où le bois faisait partie du paysage économique. Mon père a ensuite racheté les parts de son oncle pour en devenir l’unique dirigeant. L’entreprise comptait une dizaine de salariés et réalisait environ deux millions d’euros de chiffre d’affaires. Le fonctionnement restait très “patron ouvrier” : il assurait tout, des achats de grumes à l’approvisionnement, jusqu’à l’affûtage des lames de scie le soir après la production. Son quotidien était entièrement consacré à l’entreprise. Quand il a eu plus de soixante ans, la question de la transmission s’est posée. Ni ma sœur ni moi n’avions envie de reprendre. La cession devenait inévitable.

Quand la transmission s’est posée, comment votre père a-t-il pris cette décision ?

Au départ, mon père a fait ce que font beaucoup de dirigeants de petites entreprises : il s’est tourné vers son expert-comptable, comme on le ferait pour un héritage ou une maison. Sa logique était patrimoniale : additionner les machines, les bâtiments, les stocks. Mais ce mode de calcul ne correspond pas à la réalité du marché. Pour céder à un repreneur externe, on ne regarde pas ce que l’entreprise a coûté, mais ce qu’elle peut rapporter demain. Comprendre ce décalage entre la valeur “affective et patrimoniale” et la valeur “économique” a pris beaucoup de temps.

Concrètement, qu’est-ce qui compte le plus aux yeux d’un repreneur ?

On s’appuie sur l’excédent brut d’exploitation (EBE), c’est-à-dire la performance économique réelle de l’entreprise. Concrètement, c’est ce qui reste une fois toutes les charges payées — salaires, énergie, achats de bois dans notre cas — mais avant les impôts et le remboursement des emprunts. Un repreneur raisonne alors comme un investisseur : “Combien d’années d’EBE faudra-t-il pour rembourser le prix d’achat ?” Par exemple, si une scierie dégage 300 000 € d’EBE et qu’elle est vendue 1,5 million, l’acheteur se dit qu’en cinq ans, son investissement peut être rentabilisé. C’est cette logique économique qui prime, pas la valeur des machines inscrites dans le bilan.

Qu’est-ce que cela a impliqué pour votre père ?

Il a fallu d’abord assainir les comptes. Comme dans beaucoup de petites entreprises, certains choix de gestion rendaient les résultats difficiles à lire : un salaire faible compensé par beaucoup d’heures de travail, ou des habitudes qui ne reflétaient pas toujours la réalité économique. Pour un repreneur, ce manque de clarté est rédhibitoire : il doit pouvoir se baser sur des chiffres fiables et comparables. 

Dans ce parcours, qui a vraiment joué un rôle clé à vos côtés ?

Là encore, changement de regard. L’expert-comptable est utile au quotidien, mais pas armé pour une cession de cette ampleur. Nous avons fait appel à un avocat d’affaires. Son rôle a été central : sécuriser la vente, rédiger les contrats, négocier ce qu’on appelle la garantie d’actif et de passif (GAP). Concrètement, si un contrôle fiscal ou un litige apparaît après la vente, la GAP définit qui paie : l’ancien ou le nouveau propriétaire. Sans accompagnement juridique, on peut laisser des “bombes à retardement” au vendeur.

Au final, le prix de vente a-t-il correspondu à ce qu’il espérait ?

Pas vraiment. Au départ, il avait une estimation plus élevée, construite sur une logique patrimoniale : additionner les bâtiments, les machines, les stocks. Mais cette approche ne correspond pas à ce qu’attendent les repreneurs, qui raisonnent en termes de performance économique future. Il a donc dû réajuster ses attentes. Ce n’est jamais simple, car c’est toute une vie de travail qu’on valorise. Finalement, l’entreprise était solide et la cession s’est conclue dans de bonnes conditions, ce qui a rassuré tout le monde.

Qui s’est manifesté au début, et qu’est-ce qui l’a convaincu — ou pas ?

Au début, il a surtout regardé autour de lui, en pensant à son réseau ou à la profession. Une petite annonce a attiré des cadres en reconversion, mais sans expérience du bois, ce qui ne l’a pas convaincu. Ensuite, il est passé par les bons canaux : syndicats, presse spécialisée, magazines du secteur. L’information a circulé, et des industriels se sont manifestés. L’un d’eux, déjà bien implanté dans le bois, a racheté pour en faire une nouvelle unité de production.

En quoi la transmission dépasse-t-elle la simple vente d’une entreprise ?

La transmission n’est pas qu’une affaire de chiffres. C’est aussi une question de lien familial et de choix de vie. Dans le monde agricole par exemple, beaucoup ont géré des entreprises sans même savoir qu’ils en avaient une. La frontière entre le bien personnel et l’entreprise est très floue : on travaille par respect de ce qu’on a reçu, ou pour transmettre à son tour, sans penser en termes de valorisation ou de cession. Mon père aurait aimé que je reprenne, il en aurait été fier, mais il a dû accepter que ce n’était pas mon projet. C’est un travail de deuil : comprendre que l’entreprise est une partie de soi, mais qu’elle ne doit pas enfermer ses proches. Ce sujet, très intime, n’est presque jamais abordé dans les dispositifs d’accompagnement. Pourtant, il conditionne beaucoup la réussite ou l’échec d’une transmission.

On ne transmet plus aujourd’hui comme on transmettait hier ?

Pendant longtemps, dans les familles nombreuses, il y avait presque toujours un enfant qui reprenait “par devoir”. L’un acceptait de se sacrifier pour que l’entreprise continue, souvent parce qu’il n’y avait pas d’autre option. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas : les enfants veulent tracer leur propre chemin, et les parents ne peuvent plus décider à leur place. C’est une rupture générationnelle forte. Elle explique pourquoi certaines transmissions sont difficiles à envisager et pourquoi il faut désormais accompagner aussi cette dimension humaine, pas seulement les chiffres et les contrats.

Après la cession, a-t-il gardé un pied dans l’entreprise ?

Oui. C’était prévu pour six mois, dont trois à mi-temps. En réalité, il est resté plus d’un an. C’est fréquent : les repreneurs négocient une période de transition pour sécuriser les savoir-faire et les relations. Ce compagnonnage est essentiel, car il y a toujours une part d’ingénierie humaine : transmettre des habitudes, une culture, une loyauté. On ne signe pas seulement un chèque, on reprend une histoire.

À vos yeux, est-ce qu’il faut chercher à sauver toutes les entreprises ?

Non. Vouloir préserver coûte que coûte toutes les structures n’est pas toujours souhaitable. Certaines activités peuvent s’arrêter, d’autres doivent évoluer ou se regrouper. Dans certains cas, la concentration est même bénéfique : comme dans le monde agricole, où des exploitations plus grandes ont émergé, capables d’investir et de fonctionner de façon plus efficace. Mais cette logique a aussi ses limites : l’agrandissement peut conduire à une forme de fuite en avant, avec des modèles très productivistes qui perdent le lien avec leur territoire ou leur métier d’origine. La concentration règle certains problèmes, mais elle en crée aussi de nouveaux.

Qu’est-ce que ça produit, humainement et économiquement, de maintenir une activité qui n’a plus d’élan ?

On prend le risque de créer des “effets de rente”. Cela veut dire garder des dirigeants qui n’ont pas envie d’être là ou qui n’ont pas les moyens d’investir. Au pire, on fabrique des rentiers ; au mieux, on accompagne une entreprise qui finira par tomber. La vraie question n’est donc pas “faut-il tout reprendre ?” mais “quelles entreprises ont un avenir et méritent d’être transmises, transformées, ou laissées s’éteindre ?”

Aujourd’hui, avec le recul, quelles sont les grandes leçons que vous en tirez ?

La première : anticiper. Préparer ses comptes, clarifier l’organisation, réfléchir tôt au profil de repreneur souhaité. La deuxième : s’entourer des bons conseils. L’expert-comptable est précieux, mais la transmission est d’abord un enjeu juridique et stratégique : il faut un avocat spécialisé. La troisième : accepter que la transmission est aussi un travail de deuil. On ne transmet pas seulement une entreprise, mais une identité et un rôle. Mon père a trouvé un nouvel équilibre, entre voyages avec ma mère et gestion de forêts qu’il a achetées. Mais sans cette acceptation, la cession aurait pu échouer.

À propos de Pauline Rivière

Pauline Rivière est journaliste et rédactrice en chef du média en ligne le Connecteur. Elle est en charge du choix des dossiers spéciaux mensuels. Elle développe également des outils de datavisualisation à destination de l'écosystème de l'innovation et s'intéresse à l'innovation éditoriale. Avec sa société SmartVideo Academy, elle anime différentes formations à la réalisation de vidéos (au smartphone notamment) et à l’écriture audiovisuelle. Elle intervient également dans l'Enseignement Supérieur dans le cadre de projets pédagogiques digitaux, mêlant techniques de communication et sujets d'innovation.