Avec la hausse des températures, le climat s’invite directement dans l’organisation du travail. Pour Brigitte Nivet, enseignante-chercheuse à Clermont School of Business, le stress thermique commence bien avant les canicules officielles et bouleverse déjà les métiers, les collectifs et les façons de produire. Elle explique pourquoi les entreprises doivent repenser horaires, infrastructures, reconversions et responsabilités territoriales, et pourquoi la prochaine crise organisationnelle sera d’abord climatique.

Propos issus d’une interview vidéo de 2024 : https://www.youtube.com/watch?v=tlkweCHOzvI

Vous partez de l’Anthropocène pour parler du travail. Pourquoi ce lien est-il si direct selon vous ?

L’Anthropocène, c’est le moment où l’activité humaine a commencé à transformer le climat et la géologie de la Terre. On le situe à la fin du XVIIIᵉ siècle, juste avant la révolution industrielle.
Ce modèle a permis le développement économique tel qu’on le connaît, mais il a aussi généré des effets délétères sur les sols, les ressources, le climat. Et ce modèle est organisé par le travail : ce sont des personnes, chaque jour, qui mobilisent des ressources, qui les transforment, qui transportent, qui construisent.

Aujourd’hui, l’enjeu n’est plus seulement économique. L’enjeu, c’est l’habitabilité de la Terre, et donc l’habitabilité des situations de travail. Voilà pourquoi le lien entre Anthropocène et travail est direct, presque mécanique.

Vous dites que ces effets ne sont plus théoriques. Vous parlez notamment du stress thermique dès 24°C. Pourquoi ce seuil est-il si important ?

Parce qu’il bouscule complètement ce que l’on croit savoir. Beaucoup pensent que la chaleur devient dangereuse au-delà de 30°C. Mais les données scientifiques montrent que le stress thermique, celui qui altère les capacités physiques et cognitives, commence autour de 24°C.
– Et ce stress thermique touche autant les métiers très physiques — construction, agriculture, industrie, logistique — que les environnements tertiaires qui ne sont pas conçus pour des températures élevées.
Quand le corps commence à lutter contre la chaleur, tout le reste se dérègle : la concentration baisse, la fatigue augmente, les gestes deviennent moins sûrs, les risques s’accumulent.
Ce que montre ce chiffre de 24°C, c’est que la canicule n’est plus un phénomène ponctuel. Elle s’installe dans le quotidien du travail et impose une révision profonde de l’organisation. 

Si la chaleur devient une donnée structurelle, à quoi les organisations doivent-elles se préparer concrètement ?

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 À revoir leurs façons de travailler, très simplement.
– Le premier levier, ce sont les horaires : commencer plus tôt le matin pour réduire l’exposition, limiter les activités physiques l’après-midi, organiser des pauses plus fréquentes, revoir les cadences.
– Ensuite, il y a les infrastructures. Beaucoup d’espaces de travail n’ont pas été pensés pour résister à des températures élevées : pas de ventilation, peu d’espaces ombragés, pas de zones de récupération.
– Les protections individuelles vont aussi devenir centrales : hydratation, équipements adaptés, vêtements techniques.
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Et puis il y a toute la chaîne du travail : les transports domicile-travail et les déplacements professionnels.
On va devoir apprendre à travailler dans un monde plus chaud. </span>

Vous expliquez aussi que les RH et les managers ne sont pas formés au “travail réel”. Pourquoi est-ce un problème majeur dans ce contexte ?

En effet, parce que le travail réel, c’est ce que les personnes font concrètement, pas ce qui est écrit dans les fiches de poste ou dans les organigrammes.
– Or, dans beaucoup de formations RH, on étudie la gestion administrative, le droit, la paie, la formation, mais très peu l’activité réelle : les gestes, les contraintes physiques, les savoir-faire, les arbitrages, les difficultés liées au rythme ou au matériel.
– Comprendre le travail réel, c’est aller observer. C’est regarder comment les personnes se débrouillent, où elles compensent des manques, comment elles adaptent leur activité.


Ce sont les RH et les managers qui vont devoir accompagner les reconversions, organiser autrement, inventer des dispositifs de protection. S’ils ne saisissent pas le travail réel, ils n’auront pas les bons leviers.

Vous dites aussi qu’il faudra arrêter certaines activités. Pourquoi aller jusque-là ?

 Parce que certaines activités reposent sur des ressources ou des formes d’énergie qui aggravent directement la situation : extraction fossile, bétonisation excessive, processus très énergivores…
Continuer ces activités, c’est consommer davantage de ressources du vivant, dégrader les sols, accentuer le réchauffement.
Dans ces cas-là, la question ce n’est pas “comment optimiser ?”, mais “doit-on continuer ?”.
Arrêter peut vouloir dire réduire, fermer, démanteler. Et c’est souvent très difficile pour les organisations parce que leur histoire et leur culture sont fondées sur l’ouverture, l’expansion, la croissance.
Mais fermer ne signifie pas abandonner. D’autres activités deviennent essentielles : tout ce qui relève de la réparation, du réemploi, du soin aux infrastructures existantes, du démantèlement propre des sites polluants, des énergies renouvelables.
Là encore, les RH seront au cœur du processus : accompagner les salariés, sécuriser les transitions, imaginer les nouvelles trajectoires professionnelles.

Vous évoquez aussi la responsabilité des entreprises vis-à-vis des infrastructures qu’elles laissent derrière elles. Pourquoi est-ce un angle mort ?

 Parce qu’on a longtemps pensé que la fermeture d’un site marquait la fin de la responsabilité. Or ce n’est pas vrai.
Quand une usine, un entrepôt, une plateforme logistique ferment, les infrastructures restent. Elles peuvent polluer, empêcher d’autres usages, occuper des espaces qui ne peuvent plus être réinvestis sans travaux lourds, parfois coûteux, pour la collectivité.
Ne pas penser au démantèlement, c’est transférer la charge, financière et environnementale, aux territoires.
Dans l’Anthropocène, on ne peut plus se permettre de laisser des friches sans prise en charge. Les entreprises doivent se demander : “Que laisse-t-on derrière nous ? À qui revient la responsabilité ? Comment accompagne-t-on ce démantèlement ?”
C’est un volet peu discuté mais essentiel de la transformation organisationnelle.

Comment prépare-t-on les futurs managers à ces transformations radicales ?

En changeant les formations. À Clermont School of Business, cela fait plusieurs années que nous intégrons les limites planétaires et l’Anthropocène dans nos enseignements.
La formation ne peut plus se limiter au pilotage de projets et à la gestion d’équipes. Ainsi, les étudiants doivent comprendre l’impact réel de l’activité humaine sur le climat, et donc sur l’organisation du travail.
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On les forme à analyser le travail réel, à penser les reconversions, à anticiper des risques climatiques, à considérer que certaines ressources — eau, énergie, sols — ne sont pas renouvelables.
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Et on leur apprend qu’un bon manager, demain, sera quelqu’un qui sait protéger les personnes, anticiper les effets du climat, organiser des activités compatibles avec les limites planétaires.
C’est un changement profond, et indispensable.

Quel message souhaitez-vous adresser aux dirigeants qui hésitent encore à entamer cette transformation ?

Le changement climatique ne va pas faire une pause pour permettre aux organisations de s’adapter.
Si on attend, les effets seront plus brutaux.
Le travail va changer, les métiers vont changer, les territoires vont changer. Et donc, les organisations doivent prendre cela au sérieux dès maintenant.
– L’objectif, c’est de rendre le travail vivable dans un monde plus chaud et de s’assurer que les activités restent compatibles avec ce monde.
– C’est exigeant, mais c’est aussi une occasion de repenser le sens du travail, la manière de produire, et le rôle que les organisations veulent jouer dans la transition.