Par Damien Caillard
Propos synthétisés et réorganisés pour la clarté du texte
L’épicentre, point d’origine d’un séisme: les ondes sismiques y naissent, mais on ne sait pas quels terrains elles vont rencontrer, si elles vont rebondir, se croiser ou s’éteindre. Cet état de chaos créatif, qui peut engendrer de belles rencontres et de grandes idées, a toujours motivé Emmanuelle Perrone. Naissance en Suisse, premières armes à Lyon, arrivée en Auvergne pour diriger le festival des Cultures du Monde de Gannat en 2005. En 2011, Emmanuelle est à l’origine de la société de conseil Cultures Trafic et du projet Epicentre, aujourd’hui focalisé autour de l’espace de coworking de la rue Saint-Dominique.
Epicentre, c’est le projet phare que tu portes et pour lequel tu es reconnue. Comment es-tu passée du festival des Cultures du Monde à un espace de coworking multiforme et innovant ?
Initialement, je venais du secteur de la culture. J’avais porté une association culturelle (Senzala) à Lyon, puis j’avais travaillé au festival de Gannat. Cultures Trafic était d’abord consacrée à l’accompagnement de projets culturels et de territoire. Mais ce qui m’intéressait, c’était créer des rencontres entre des gens différents, de domaines différents, et surtout ne pas rester limitée au monde de la culture. Si le secteur culturel est bien défini, la méthode de travail est plus transversale: monter un projet culturel, c’est travailler avec les acteurs du territoire, de l’économie, du social. C’est une dynamique de groupe. On ne s’enferme dans aucun dogme de fonctionnement.
L’idée d’Epicentre est venue en même temps qu’on montait Cultures Trafic avec Clémentine Auburtin [avant l’arrivée de Laëtitia Chaucesse]. On s’est dit qu’on ne pouvait pas avoir cette approche et rester enfermées dans notre bureau. Il fallait un espace où ça brasse, où on rencontre du monde, où on s’enrichit des différences des gens du secteur social, du territoire, etc. En 2012, on a donc créé l’association Epicentre, pour générer une communauté autour du projet avant de lancer le lieu: ça a permis d’assurer une forme de diversité, et d’éviter une teinte culturelle a priori. Puis on a ouvert rue des Gras en 2013, avant de déménager rue Saint-Dominique, où nous sommes actuellement.
Quand on connaît Epicentre, il y a le côté professionnel et sérieux, et le côté bazar sympathique/bande de potes. Etait-ce prévu comme ça au départ ?
Le projet Epicentre est ouvert par nature: on fournit juste un cadre et un environnement qui permettent l’émergence de collaborations et la facilité de communication entre les personnes. Et ce sans frontières, sans jugement, sans critères d’entrée. J’ai toujours été fascinée par les phénomènes d’auto-organisation, depuis mes études en psychologie et en sciences cognitives. A Gannat, ce qui me portait, c’était le côté irrationnel de ces rencontres, la complexité de l’univers et comment la culture la représentait. Ici, à Epicentre, les gens cherchent cette différence. On y vient d’abord pour un lieu de travail, pour sortir de chez soi. Mais, au fond, on cherche à ne pas se retrouver que avec des gens qui font ce qu’on fait. Les coworkers se rendent compte que ça leur fait du bien, et que ça les enrichit.
« J’ai toujours été fascinée par les phénomènes d’auto-organisation »
Je me rends compte que sauvegarder et faire fructifier cette différence et cette richesse de diversité, c’est un des enjeux d’Epicentre. Ne pas rester sur son entresoi, faire en sorte qu’il y ait toujours de la porosité avec les autres secteurs, c’est le vrai challenge aujourd’hui.
L’autre aspect original d’Epicentre, c’est son emplacement en plein centre-ville.
C’est un des postulats de départ. On ne voulait pas s’installer à Pascalis ou ailleurs, car pour nous, les « indés », ce sont des gens qui veulent vivre une vie légère: venir au boulot en vélo, sortir faire une course, aller boire un canon le soir, aller chercher tes enfants à pied, manger au resto le midi … tout cela autour du lieu de travail. La qualité de vie est tellement importante. La flexibilité de travail passe par un lieu en centre-ville.
D’ailleurs, au début, le projet était pensé sur 1500 mètres carrés: coworking, salles tampon, fablab, cuisine/resto pour brasser, espace de création, d’exposition et d’expérimentation … on espère évoluer ainsi avec le futur Quartier Numérique à République. On a très envie d’y ouvrir un autre Epicentre, tout en gardant la rue Saint-Do. Ce sera sans critère d’entrée non plus, mais le lieu et l’équipement seront différents, parce que l’environnement sera moins baba cool. Ce sera probablement plus branché, plus high tech. Je suis super curieuse de ce que ça va donner. Et s’il y a des gens qui circulent entre les deux espaces ce sera bien.
Comment vois-tu la place du projet Epicentre dans l’écosystème d’innovation clermontois ?
J’étais lyonnaise mais je suis clermontoise désormais. A Clermont, j’ai trouvé une nouvelle maison, un réseau d’amis, un réseau pro extrêmement dense. Je trouve que c’est beaucoup plus facile de construire quelque chose à Clermont, de contribuer à fabriquer un réseau fort, plutôt que d’aller à Lyon où la concurrence est extrêmement dure. Ici, les gens ont plutôt confiance et ouvrent assez vite les portes. Pour développer des projets, même si ce n’est pas les ressources de Lyon ou de Paris, on peut se faire connaître rapidement, et tout se construit vite.
« Il y a un vrai engagement d’intérêt général pour nous. »
Avec Epicentre, on voulait contribuer à la richesse de cet écosystème. C’est notre territoire, pour que Clermont apparaisse sur la carte nationale, qu’il soit fort sur ses pattes face à Lyon ou à Grenoble. On a tous cette envie là. On bosse pas que pour nos propres trombines. Il y a un vrai engagement d’intérêt général pour nous. Et on se rend compte qu’on n’est pas les seuls à se dire ça: le Bivouac, le Connecteur, c’est pas pour rien qu’ils arrivent à ce moment-là. Il y a un tas d’acteurs qui s’entendent très bien et qui s’appuyent les uns sur les autres pour grandir ensemble. C’est hyper plaisant de le faire ici. Même si, pour que tout se passe bien, il faut construire la complémentarité, faire attention à ce qu’il n’y en ait pas un qui occulte les autres.
Le but d’Epicentre, c’est aussi de rayonner au-delà de Clermont ?
Non, on n’a jamais eu la prétention d’avoir une dimension auvergnate. Pour nous, la pertinence c’est l’écosystème de Clermont au sens large. En revanche, on peut soutenir un écosystème naissant, en Auvergne (comme à Brioude) ou ailleurs (comme à Nancy), et après on se met en relation, on créée un méta-réseau. Les acteurs d’un territoire ont tous un intérêt commun: que ce territoire soit dynamique, attractif, visible. C’est pour ça qu’on y vient et qu’on y reste. A partir de là, ça intéresse tout le monde: les habitants, ceux qui y travaillent, les commerçants, les élus, les grandes entreprises – qui attirent des cadres si elles peuvent montrer que la ville est vivante et qu’il s’y passe plein de choses.
A l’inverse, il y a un vrai projet pour le quartier Saint-Dominique.
C’est cette logique territoriale qui porte notre projet « rue créative ». Ca concerne une zone intéressante, le quartier entre Jaude et Gaillard, au pied des « pentes » de Clermont. Il y a de la diversité … et des opportunités, avec plusieurs locaux vides. Notre approche est la suivante: on a une base de professionnels à Epicentre, et on veut entrer en vraie relation avec les commerçants et les habitants. Décider ensemble de ce que peut devenir ce quartier, atypique et dynamique. Pour ce faire, on occupe quelques rez-de-chaussée assez vite avec des gens qui sortent d’Epicentre, pour continuer à bénéficier de l’écosystème par effet de proximité. On a commencé à entrer en contact avec tous les acteurs du territoire concerné, et on espère travailler avec la mairie dans le cadre du programme Effervescence, lié au projet de Capitale Culturelle Européenne. En tous cas, les gens des environs, ça les intrigue. Ils commencent à savoir que ça va faire grimper la valeur du quartier.
Cultures Trafic, Rue Créative, Epicentre … tu as toujours pris l’initiative seule, indépendamment des acteurs institutionnels ?
En effet, parce qu’il faut souvent aller vite. C’était le cas quand on a déménagé Epicentre de la rue des Gras à la rue Saint-Do. Il y avait l’opportunité de ce local, je l’avais identifié, mais l’association Epicentre n’avait pas les reins pour emprunter. [Joël, mon mari, et moi], on pouvait le faire, avec un investissement locatif. En plus, les gens avaient entendu parler du projet, ça leur inspirait confiance. Du coup, l’opération était rapide, sinon il fallait trouver des sponsors. En fait, on n’a pas le temps de faire le job classique d’une association qui va chercher des sous, des partenaires … on a besoin d’aller vite, d’être agiles.
En plus, quand tu fais ça et que tu vas voir la collectivité après, elle se dit « vous vous êtes débrouillés tous seuls », ils trouvent ça chouette, courageux, audacieux, et ça les intéresse. Ils se disent qu’on a pris des risques, ce qui les pousse à s’engager et à prendre des risques à leur tour.
Et quel peut être l’engagement des collectivités à présent dans le business model d’Epicentre ?
La grande évolution structurelle, c’est le passage en SCIC [Société Coopérative d’Intérêt Collectif]. Au 1er janvier 2017, Epicentre sera une entreprise coopérative, dans laquelle toutes les parties prenantes – coworkers, sponsors privés, collectivités – pourront prendre des parts et participer activement au projet. L’agglo doit mettre 10000 euros dans le tour de table, c’est super. Et Olivier Bianchi a promis de passer avant décembre pour boire un café et voir concrètement ce qu’on peut en faire. On sera heureux de le recevoir 🙂
Cela dit, à ce jour, ni l’agglo ni la ville ne nous ont jamais apporté un euro de subvention. Ils nous aident quand on a des pépins, quand il faut aller vite sur un dossier, mais ils n’ont jamais subventionné directement Epicentre. Seule la région nous a financé pour 5000 euros de mobilier et en équipement. Je pense qu’aujourd’hui il serait temps, car on mouille vraiment la chemise. Je pense que si on faisait le ratio entre ce que coûte Epicentre et ce qu’on a généré en termes de rencontres et d’impact, on aurait un taux de réussite faramineux. Mais, maintenant, il faut avoir une discussion sérieuse avec les collectivités sur le mode « voilà ce qu’on a fait avec ce qu’on avait sous la main, maintenant qu’est-ce qu’on va faire ensemble ? »
Malgré le côté « baba cool » dont tu parlais, Epicentre s’en sort bien ?
Côté finances, on n’a pas de besoin spécifique sur le fonctionnement, plutôt sur le développement. Si on veut grandir, il faut un minimum d’investissement. Mais ce qui m’énerve un peu, c’est que quand les gens commencent, qu’ils n’ont pas une grosse notoriété, ils sont avec Epicentre, et c’est super top. Dès qu’ils ont un peu de sous, un peu de visibilité, ils se font réabsorber par des structures bien positionnées. C’est comme si Epicentre était le tremplin. Car on n’a pas peur de l’expérimentation, d’ouvrir la porte à des projets qui se lancent.
« On n’a pas peur de l’expérimentation »
J’aimerais qu’on soit plus structurés. Qu’on ait une vraie stratégie commune d’accueil de projets, d’accompagnement, de visibilité et de moyens. Il faut pas qu’on se dise « Epicentre, c’est gratuit ou c’est pas cher » et dès qu’on a les moyens on bascule sur d’autres structures qui sont plus costauds. Il faut qu’on professionnalise notre offre et notre C.A. Je milite d’ailleurs pour qu’on prenne nos responsabilités et qu’on soit rémunérés dans le cadre du projet, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Pour l’offre, c’est la logique du Startup Builder que je souhaite mettre en place: on sait qu’on peut compter sur un lieu favorable à l’émergence des projets, mais aussi sur des compétences identifiées qui peuvent m’aider. Ce n’est pas un programme d’incubation comme Cocoshaker, ni une vision ESS d’ailleurs. Il faut qu’on sorte de ça, qu’on soit identifiés comme un espace où tu peux grandir, où on peut offrir plus de moyens, de visibilité, t’aider à trouver des financements, etc.
La « question qui tue », comme disait Ardisson: que penses-tu de la place des femmes dans notre écosystème ?
Je trouve que le milieu start-up est très masculin, jusque dans sa culture. Les femmes ne sont pas très bien représentées dans les postes importants, même si je ne suis pas hyper choquée non plus, elles n’en sont pas complètement absentes. Mais il faut qu’on soit vigilants à ce qu’il y ait notamment tout le temps des filles dans les jurys, dans les « représentations » de start-ups. Le fait qu’il y ait plus de femmes dans les événements, les tables rondes, c’est un encouragement pour les autres à se dire qu’on peut monter des projets en tant que filles dans l’écosystème. C’est vrai qu’il y a globalement moins de femmes start-uppeuses, mais, pour elles, c’est plus difficile: dans leur famille, vis-à-vis de leurs enfants, de leur mari …
Mais, au final, si on reste dans cet écosystème, c’est qu’on y trouve son compte. C’est comme à Epicentre: d’abord on arrive pour travailler correctement, ensuite on se fait des connections pro, ensuite des amis, ensuite on est épanouis professionnellement et on est complètement impliqués dans le projet. Et on n’a plus envie de partir.
Propos recueillis le 24 octobre 2016
Prochain focus sur l’Open Innovation, samedi 12 novembre