Dans le cadre de son programme OBLIC dédié à la transition écologique, le DAMIER, cluster des industries culturelles et créatives, organisait une ultime rencontre. Il conviait cette fois une partie de l’équipe d’Origens Média Lab, le labo de recherche à l’origine de l’initiative Clothing worlds, qui a défrayé la chronique avec l’article Renoncer aux futurs déjà obsolètes. Leur mission : éclairer la redirection écologique des industries culturelles et créatives.
Cette même semaine, 3 autres rencontres faisaient écho à cette question environnementale. Une première rencontre de chefs d’entreprises du centre d’affaires du Zénith s’interrogeant sur les leviers qui leur seraient accessibles pour réduire leur empreinte environnementale. Une conférence de Julien Pierre ancien international de rugby présentant son label environnemental pour clubs et événements sportifs Play For Planet. Et enfin, la conférence d’Arthur Keller à propos de nos vulnérabilités face au changement climatique.
La diversité des traitements d’un même sujet illustre parfaitement les propos des intervenants réunis pour cette table ronde.
LE POIDS DES MOTS
Des mots qui cachent
Diego Landivar, Emmanuel Bonnet et Nathan Ben Kemoun n’utilisent pas les termes RSE (Responsabilité sociétale des Entreprises), ni développement durable, ni transition écologique.
Pourquoi ?
Parce qu’ils contiennent en eux mêmes des ‘implicites’ synthétisants, qui réduisent la pensée, comme s’il y avait eu débat sur une finalité admise de tous, celle d’un développement continue.
Parce que ces implicites sont issus d’un vocabulaire du management, de la gestion et pas de la science écologique. On y parle d’objectifs, d’outils de mesure, de performance … Ce qui selon eux ne permet pas d’aborder la question des limites planétaires. On ne peut pas juste se contenter d’améliorer, il faut repenser l’ensemble. Le mot “crise” par exemple, induit un état éphémère, qui va se résoudre. Ce n’est pas la vision.
Parce qu’ils sont paradoxaux en constituant un assemblage d’éléments hérités du développement (progrès technologique, hyper croissance …) et d’éléments ‘verts’ et qu’on les présente comme des solutions.
La citation suivante de Bruno Maresca en explicite assez clairement la position. « [l]a transition écologique (et énergétique) peut être pensée selon deux voies qui sont aujourd’hui en débat : l’une technologique, qui pourrait accélérer le verdissement de l’économie, l’autre sociétale, qui en appelle à une révolution comportementale, par la sobriété. On dit souvent que ces deux voies peuvent/doivent être pensées de manière complémentaire. En réalité, “sans révolution structurelle du système socio-économique, et par voie de conséquence du mode de vie, il n’y aura pas transition” [nous soulignons]. Se produira, au mieux, la poursuite des adaptations correctrices assurées, pour chaque Nation, par l’État qui, depuis un demi-siècle, gère les externalités négatives d’un système de production, par ailleurs de plus en plus mondialisé » (Maresca B., « Mode de vie : de quoi parle-t-on ? Peut-on le transformer ? », La Pensée écologique, vol. 1, no 1, 2017, p. 233-251).
Autres mots, autre réalité
Tous les trois utilisent d’autres mots : Anthropocène, désinnovation, déscalarité, reverse design, technologies zombies, sobriété intensive et surtout redirection écologique.
Anthropocène, c’est le mot qui va s’opposer à la notion de crise. Il pose un cadre temporel totalement différent. Celui d’une nouvelle ère géologique, qui “désigne les hommes comme principale force de changement sur Terre, surpassant les forces géophysiques”. On le voit bien, le changement de mot induit un changement d’appréhension de la situation. Ensuite viennent tous ces mots en “Dé”. Or, le “dé” est le signe de la privation. Nous avons du mal avec ces mots, ils génèrent souvent une réaction de rejet instinctif.
Viveiros de Castro et Danowski, cités dans un article de Nathan Ben Kemoun expliquent bien cette réaction naturelle « Tout comme un jour nous avons eu horreur du vide, nous ressentons aujourd’hui une répugnance à penser le ralentissement, la régression, la limitation, la décroissance, la descente, la suffisance. (…). Pour quasiment toutes les formes assumées par la pensée aujourd’hui dominante parmi “nous”, une direction seulement est pensable et souhaitable, celle qui mène du “négatif” au “positif” : du moins au plus, de la possession de peu à la propriété de trop, de la “technique de subsistance” à la “technologie de pointe”, (…)»
Revoir nos échelles de perceptions
On voit bien le chemin à parcourir pour, ne serait-ce, qu’entendre le propos. Et c’est sans doute là un des principaux enjeux de ce changement de pied. Bruno Latour réagissant au terme de “décroissance” répondait que le discours politique écologiste fait “paniquer et bailler d’ennui” et que tout l’enjeu sera d’apprendre à rediriger nos émotions. C’est ce que l’on peut entendre dans le concept de sobriété intensive de Nathan Ben Kemoun. Une sorte de révision totale de notre façon de nous sentir vivants, d’évaluer nos ressentis des expériences, “en des formes alternatives d’investissement des entités matérielles qui nous entourent”.
REDIRIGER : IDENTIFIER LES ATTACHEMENTS, PRIORISER ET … RENONCER
Pour en arriver à la notion centrale de redirection écologique, Diego Landivar fait de grands gestes : un immense carré qui représente nos impacts et une petite boule qui symbolise les limites planétaires. Tout l’enjeu est là, simple et schématique, il faut que le carré rentre dans la boule. Il faudra donc le compresser, le réduire.
Et là, deux visions s’affrontent.
Une première qui considère que “ l’efficacité des technologies futures [permettra] le maintien (voire l’amélioration) des conditions de vie dans les pays riches, les mêmes services étant, suppose‑t‑on, rendus à moindre coût grâce à des technologies tendanciellement moins gourmandes.” Une vision que les auteurs qualifient de “croissanciste” et considèrent scientifiquement remis en cause. Notamment à cause de “l’effet‑rebond”, en vertu duquel les gains réalisés sont perdus à cause d’un surusage des technologies”
La seconde, qui mobilise le concept de “sobriété […] implique de diminuer à la fois la production et la consommation, sans exclure d’employer à cette fin les technologies les plus avancées pour maintenir (voire généraliser) un mode de vie soutenable et acceptable. Dès lors, la technologie ne peut plus être le moteur escompté dans une optique de croissance, à l’instar de la croissance verte, dont les avancées résoudraient automatiquement nos problèmes environnementaux.”
Origens Medialab, « Suffisance intensive et usage du plaisir – Nathan Ben Kemoun », YouTube, 10 juin 2021, en ligne.
Repenser les modèles
Pour les chercheurs d’Origens, la redirection écologique est un enjeu industriel et stratégique majeur. Il s’agit, pour toutes les formes d’organisations, de réaliser leur diagnostic avec lucidité. D’identifier leurs impacts et leurs dépendances par rapport aux limites planétaires. Puis de travailler, collectivement à identifier leurs attachements fondamentaux- ce qu’on ne peut pas accepter de perdre- et ensuite de faire les choix de renoncements, ce qui doit être abandonné et enfin repenser son modèle.
(Lire l’article Zoom sur la redirection écologique, la méthode qui nous invite à renoncer et à desinnover )
Chacun devrait chercher sa neige
S’ils ont mobilisé, pour la compréhension de tous, les exemples des stations de moyenne montagne ou les réflexions d’une métropole, la rencontre portait sur le secteur des industries créatives et culturelles. Elles ont un double rôle. En tant qu’acteurs culturels, elles ont un rôle majeur à jouer pour “rediriger les émotions”, investir un autre imaginaire. Mais en tant qu’acteurs économiques, elles ont aussi à trouver leur neige. C’est à dire la ressource majeure dont leur activité dépend et qui pourrait venir à disparaître. Où se situent leurs dépendances et leurs vulnérabilités, quels sont leurs attachements principaux, à quoi sont elles prêtes à renoncer et par quoi le remplacer. Le modèle des grands musées parisiens repose sur une importante fréquentation de clientèles internationales. Que se passera-t-il quand les trajets aériens atteindront des tarifs exorbitants ? Quel nouveau mixage d’activités peut-on envisager ?
Le travail du Shift Project “Décarbonons la culture” propose 5 axes de réflexion
- Relocaliser les activités.
- Ralentir (et rallonger) les événements
- Diminuer les échelles. (les jauges)
- Éco-concevoir.
- Renoncer à certaines pratiques
UN RÔLE DE PROSPECTIVE POUR LE CLUSTER LE DAMIER
Ces thématiques, les adhérents du Damier se les sont déjà appropriées. Notamment à l’occasion d’un travail de projection mené dans le cadre de la Candidature Clermont 2028 Capitale Européeenne de la Culture. On y trouve ces notions de collaborations renforcées, d’économie circulaire, de petites jauges, de reconnexion avec le public, de sobriété … Par ailleurs, pour ses adhérents, Le Damier a lancé un accompagnement collectif expérimental sur la RSE.
Ce que propose Diego Landivar en réponse à la question du comment s’engager, c’est une approche qui ne peut pas être seulement individuelle. Le contexte le montre de manière très claire : les limites planétaires se manifestent (canicule, intempéries, incendies, …) et les crises politique, comme le conflit Russie Ukraine, révèlent les dépendances jusque-là peu visibles. L’effet peut être accélérateur mais il faut savoir les lire et en comprendre les impacts à plus long terme.
Ce qui fait que la prospective ne peut rester l’apanage des grandes institutions politiques ou des grands groupes privés. Les PME aussi doivent pouvoir en bénéficier.
Ce pourrait être le sens et la fonction des collectifs comme le Damier. « On pourrait ‘clusteriser’ les problématiques, prendre en charge ces réflexions et construire un plan stratégique, une trajectoire commune, sur lequel chacun puisse s’appuyer pour s’aligner et conduire ses propres choix. Une forme de démocratie professionnelle pour appréhender ces décisions, pas seulement dans un objectif de limitation mais de nouveaux horizons stratégiques à imaginer, de nouveaux attracteurs à créer…
Tout un champ extrêmement positif à inventer qui repose sur une capacité collective à faire vivre une forme démocratique vraiment ambitieuse.
Les intervenants
Diego Landivar, Docteur en Économie du Développement (CERDI-CNRS), enseignant chercheur en Economie et Humanités numériques à l’ESC Clermont.Directeur et co-fondateur d’Origens Media Lab et à l’origine, avec d’autres, du Master Stratégie et Design pour l’anthropocène.
Emmanuel Bonnet, Enseignant Chercheur en Sciences de Gestion à l’ESC Clermont et au CLERMA. Membre d’Origens Media Lab, cofondateur n du Master.
Nathan Ben Kemoun, enseignant chercheur à l’’ESC Clermont – doctorat en sciences de gestion à l’université Paris-Dauphine.Bientôt membre d’Origens également.
Bibliographie
Publications
- Diego Landivar
- Emmanuel Bonnet
- Nathan Ben Kemon contribution à l’ouvrage du Centre National de la Musique, le CNMLab, “éclairer l’avenir de la filière musicale et des variétés”
Bruno Latour « Les écologistes ne peuvent pas espérer mobiliser sans faire le travail idéologique«
« Les « technologies zombies » sont celles que l’on essaye de maintenir vivantes le plus possible, parce qu’elle génèrent de la croissance économique et de la rentabilité financière à grande échelle. Pourtant, d’un point de vue des limites planétaires et de la disponibilité des ressources, elles sont condamnées ».