Pour Emmanuel Bonnet, la redirection écologique signifie traiter en priorité les sujets qui fâchent, parce qu’aujourd’hui, il y a urgence.
Il est l’un des trois auteurs du livre « HÉRITAGE ET FERMETURE : UNE ÉCOLOGIE DU DÉMANTÈLEMENT ».
Il est également co-rédacteur d’une tribune dans Le Monde : Crise climatique : Nous devons apprendre à désinnover. Derrière ce champ lexical « choc », se cache un réflexion profonde sur l’avenir de nos entreprises et de leurs modèles économiques.
Avant de parler redirection écologique et fin de marchés, est-ce que vous pouvez nous parler de vos activités ?
Je suis enseignant chercheur à l’ESC Clermont, chercheur associé du centre de recherche au CLeRMa. Je fais aussi partie du collectif de recherche Origens Media Lab. C’est un laboratoire indépendant qui regroupe des chercheurs d’horizons multiples. Il a été cofondé par Emilie Ramilien et Diego Landivar sur la thématique de l’anthropocène. Une nouvelle ère géologique, où les activités humaines orientent la trajectoire du “système-terre”. Nous questionnons en particulier la redirection des organisations, et des infrastructures dans les limites planétaires. C’est que l’on nomme la redirection écologique.
Vous avez lancé un Master Of Science : « Strategy & Design for the Anthropocene » développé par Strate Ecole de design et l’ESC Clermont Business School.
Oui, nous avons développé, avec mes deux collègues, Alexandre Monnin et Diego Landivar, un programme d’enseignement. La finalité du programme ne consiste pas à former des futurs chercheurs, mais des acteurs qui s’appuient sur les différents diagnostics par exemple climatiques et écologiques. Et ce, pour concevoir des propositions d’action. La visée de ce cursus est également d’accompagner des acteurs, comme les institutions, les collectivités ou les entreprises vers la redirection écologique.
En quoi la redirection écologique est-elle différente d’une démarche RSE avancée ?
On n’est pas dans la RSE. Plutôt que de compenser les externalités négatives, on se base sur une interrogation : comment peut-on encore habiter la Terre ?
Dans ce cursus, on forme des “redirectionnistes”. Ce sont des professionnels qui ne vont pas explorer d’autres voies qui ne se réduisent pas à la transition écologique. L’enjeu, avec la redirection, c’est de faire atterrir les stratégies, les infrastructures et les modèles économiques de la “technosphère”.
Vous avez publié une tribune sur la désinnovation. Elle vous a valu des critiques d’une certaine partie des acteurs économiques. Comment convaincre les détracteurs du bien-fondé de l’approche de redirection écologique ?
Oui, nous avons eu des critiques, en particulier d’une journaliste assez technocentrée qui se tient assez loin des enjeux que l’on aborde. Il faut tenir compte des critiques, mais aussi voir d’où cela parle.
Pour parler d’écologie, on peut choisir de se tourner vers “les futurs souhaitables”. C’est ce que l’on peut faire avec des enfants, par exemple, en dissimulant une partie de l’image globale. La redirection écologique, c’est mettre l’accent sur ce que l’on ne veut pas et ne peut pas voir.
Pendant, longtemps, on a voulu associer l’écologie à du vert, du bleu et du lumineux. Ici, nous parlons plutôt d’écologie sombre selon la formule de Timothy Morton. Les rapports du GIEC ne sont ni verts, ni lumineux, ni optimistes, ni pessimistes. L’enjeu est de savoir ce que l’on va faire de tout ça.
Pour reprendre une formule imagée, mais littérale de Diego Landivar, nous sommes un peu “les éboueurs de l’écologie” et il s’agit de “mettre les mains dans le cambouis”. Nous nous intéressons aux sols pollués, à l’acidification des océans, aux modèles économiques insoutenables, aux zones rendues inhabitables. C’est ce qu’Alexandre Monnin appelle des “communs négatifs”.
Beaucoup d’industriels sont lucides par rapport à cela d’ailleurs. Ils connaissent techniquement l’impact de leurs infrastructures sur le climat et la biodiversité.
C’est assez conceptuel comme approche non ?
Non. Une fois que l’on a fait ce constat, la question, c’est comment on va prendre en charge cela, quelles seront les propositions d’action.
Par exemple, au local, nous travaillons avec Picture. Ce n’est pas une industrie textile classique. Elle s’est construite et elle a connecté son orientation vers la lutte contre le changement climatique. Elle a questionné le comment, pas seulement la mission. Il me semble que pour ses dirigeants, Picture doit s’inscrire dans les limites planétaires. Pour ce faire, il faut identifier les dépendances et les leviers d’action.
Les entreprises classiques ne s’intéressent pas forcément à cela. Elles font souvent de la RSE, avec des niveaux d’engagements assez variables. En revanche, elles ne sont pas prêtes à remettre en cause leur proposition de valeur, même si certaines activités sont condamnées à plus ou à moins long terme.
Est-ce que vous avez un exemple de secteur condamné et concerné par la redirection écologique ?
Oui. il y en a un dont on parle beaucoup en ce moment : l’abandon du moteur thermique d’ici 2035. C’est une réalité, cela va arriver. Les entreprises de la filière doivent travailler sur du prospectif. Il y a et il y aura des controverses.
D’accord, mais la vraie question porte sur Comment, va-ton faire concrètement pour accompagner la disparition d’un marché et au profit de quoi? Comment transformer les business models, quelles sont les modalités de fermeture et de réaffectation de certaines unités ? etc…
Ce que vous dites, c’est que la redirection écologique, ce n’est pas asséner des constats sombres, mais plutôt mettre en place des méthodologies expérimentales pour accompagner l’inévitable ?
Oui, c’est ça. Bien sûr, il faut d’abord faire des diagnostics pour arriver à des constats. En revanche, ce n’est pas la finalité. Nous sommes dans la mise en œuvre technique de la redirection.
Nous avons une image que l’on utilise souvent : toutes les entreprises sont à terme, comme des stations de ski de moyenne altitude. Aujourd’hui, elles ont des ressources, mais elles savent que ça ne va pas durer. Elles ont dix ans pour opérer une redirection écologique, mais aussi réussir à transformer leurs modèles économiques.
De plus en plus d’acteurs, sont conscients de cela. C’est un gros enjeu pour les écoles d’ingénieurs par exemple. Il y a une demande de la part des étudiants de mieux connaître et comprendre ces enjeux. Ils savent qu’ils vont y être confrontés dans les entreprises dans un futur proche.
Vous avez lancé un désincubateur à destination des porteurs de projet ? Le terme est fort..
Oui. Entreprendre et innover, sont devenus l’orientation dominante de notre société. Pourtant, aujourd’hui il faudrait se questionner sur le fait de laisser tout émerger. On peut s’interroger sur la finalité tenue pour acquise, qu’entreprendre c’est créer une start-up rentable ou hyper-croissante.
On pourrait envisager qu’une start-up ne voit pas le jour tout simplement parce qu’elle ne tient pas dans les limites planétaires. L’idée est de permettre aux entrepreneurs de s’interroger très en amont sur ces questions et d’appréhender l’entrepreneuriat différemment en se basant sur la redirection écologique.
Crise climatique : « Nous devons apprendre à désinnover » https://t.co/RR9A2fOhIK
— Le Monde Planète (@lemonde_planete) September 3, 2021
Notre territoire est maillé de PME. Est-ce que vous travaillez aussi sur leurs sujets de préoccupations ?
Nous avons entamé une réflexion avec le CJD du Sud-Ouest qui a pour slogan “osons être dirigeants différemment”. Il existe des périodes propices à la remise en question des modèles économiques et à la redirection écologique dans une PME. À la création, comme avec le désincubateur, et également au moment de la transmission ou de la reprise. Les nouveaux dirigeants vont plus facilement se poser les bonnes questions à ce moment-là.
D’ailleurs, il y a un vrai sujet sur la transmission dans le monde agricole. Beaucoup d’agriculteurs en particulier “conventionnels” font face à cette réalité. Alors qu’est-ce que l’on fait, comment est-ce que l’on anticipe ? Il faut d’ores et déjà réfléchir à des modèles alternatifs. Sachant qu’avec la question de la transmission c’est aussi de notre subsistance dont il est question.
Ne pas se poser ces questions sur la pérennité de son activité économique sur le long terme, c’est faire prendre un risque au territoire alors ?
Oui, mais c’est aussi un risque sur le court terme. La question de la pérennité pourrait être remplacée par « ce qu’il s’agit de maintenir ou non ». De ce point de vue, les manières de “fermer” et de « réaffecter » certaines activités doivent êtres re questionnées.
Certaines entreprises dépendantes par exemple du support neige rencontrent des difficultés par manque d’anticipation et n’ont plus d’autres choix que de licencier.
Certains territoires sont très dépendants d’une ou deux entreprises. Elles peuvent se poser ces questions pour maintenir l’emploi sur le court terme dans le bassin de vie. Pourtant, l’enjeu ici, est aussi d’appréhender différemment le territoire. Il faut aussi mettre en lumière ou développer les sources de valeurs qui ne dépendent pas de ces entreprises, et qui ne remettent pas en question son habitabilité présente ou future.
C’est l’instant carte blanche ? Quelque chose à ajouter ?
Il y a aujourd’hui des sujets tabous, des sujets que l’on ne veut pas aborder alors qu’à mon sens, ils sont majeurs. Il faut apprendre à parler et à débattre des choses que l’on aborde rarement. Par exemple, on devrait pouvoir parler de nos dépendances, de ce que l’on ne peut pas faire autrement, des situations dans lesquelles on a le sentiment de ne plus avoir de choix, de l’épuisement de certaines possibilités. La finalité n’est pas de nous rendre invulnérables ou invincibles, mais de savoir comment on peut vivre avec cela. Les enjeux existentiels ont largement pris le pas sur le “business as usual”
Ce sont ces sujets qu’il faut traiter en priorité, ceux qui embêtent, ceux qui fâchent. Ce sont souvent des impasses et il faudra donc plus de temps pour parvenir à une réponse. Et le temps, nous n’en n’avons plus tellement.