Par Damien Caillard
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Dans la vie, il y a des hauts et des bas. Quand on s’appelle Charles Marginier et qu’on a fondé Firerank, les « hauts » se traduisent par 6 mois de télétravail dans une villa de rêve à l’Ile Maurice et presque deux MILLIARDS de vues sur les réseaux sociaux. Et les « bas » : une dépublication brutale de ses pages par Facebook, le 1er novembre dernier, signant l’arrêt brutal (mais temporaire) de l’activité. Qu’à cela ne tienne, Charles a toujours vu sa vie d’entrepreneur comme une expérience forcément fluctuante. En sachant que demain sera encore plus passionnant qu’aujourd’hui
12 millions d’abonnés, 1,7 milliards de vidéos vues … les chiffres de Firerank donnent le tournis. Et tout s’est arrêté brutalement il y a un mois. Avec le recul, comment le vis-tu ?
C’était bien sûr très dur … mais seulement la première semaine. Au bout de 7 jours, mon CTO m’a avoué qu’il trouvait cette situation « stimulante » ! En fait, on est continuellement en zone d’inconfort, mais c’est dans cette situation qu’on donne le meilleur de nous-même. D’autant plus qu’on sait qu’on a vécu plusieurs situations critiques, et qu’on s’en est toujours sorti : ça permet de relativiser les choses.
Mon caractère est le suivant : quand tu choisis cette vie d’entrepreneur, tu sais qu’elle sera en dents de scie. Un peu comme quand tu construis une pyramide de Lego. Quand tu es arrivé au bout, tu es au sommet, c’est génial, mais tu sais que tu devras la démolir pour reconstruire autre chose. C’est d’ailleurs le slogan de Firerank, « pour le meilleur et pour le pire » : un mode de vie qu’on choisit, et qui est passionnant.
Tu as un vrai talent pour les réseaux sociaux et les contenus viraux. Comment cela t’est-il venu ?
J’aimais la technique très jeune. A 15 ou 16 ans, j’avais monté un script IRC [pour chatter en ligne] qui, en 6 mois, est devenu le plus populaire en France. Et uniquement par la viralité « organique », le bouche-à-oreille ! Plus tard, j’étais étudiant à Supinfo à Clermont, et je gérais des pages communautaires qui cartonnaient, avec 700 000 fans sur Facebook. Je m’étais rendu compte qu’il y avait des mécanismes dits de growth hacking, pour générer très vite de la viralité sur les réseaux sociaux en dépensant très peu. Par exemple, tu créais à l’époque une simple page avec un nom farfelu, décalé, qui parlait à tout le monde. Et le seul nom de ta page devenait viral, le contenu n’était que secondaire ! Nous n’étions pas nombreux en France à avoir compris ça, mais j’avais la chance d’en faire partie.
Est-ce à ce moment que tu as voulu entreprendre ?
Je savais dès le début que je voulais travailler pour moi, avec ma vision des choses. J’étais codeur à la base, mais j’ai toujours été du côté des utilisateurs : je trouve que l’UX et le design en général sont des formes d’art très inspirantes. Et je tiens à faire des choses qui soient utilisées par les gens. Au-delà du plaisir de coder, j’apprécie que ça ait un sens.
Je m’en suis notamment rendu compte en lançant ambiancemode.com, ma première vraie boîte en 2003. Avec un de mes amis, on s’était lancé dans le e-commerce de prêt-à-porter féminin. On a loué un camion une journée, on est allé à Aubervilliers acheter tout un stock de vêtements chez les grossistes, et on a essayé de le vendre en ligne. C’était une véritable catastrophe ! On faisait de la comm’ massive sur internet, mais notre taux de conversion était à peine de 0,1%.
Qu’est-ce que ce premier échec t’a appris ?
Qu’on était justement trop focalisés sur la technique. Plutôt que de nous demander quels produits vont plaire, quelle cible toucher, bref se poser des questions marketing, on était concentrés sur la manière de boucler un paiement, sur l’affichage des pages, etc. On a fini par vendre le stock aux puces des Salins le dimanche matin … et je me suis plongé pendant 6 mois dans le e-marketing, pour comprendre ce qui n’avait pas marché.
Ça m’a appris des techniques de folie pour générer de la traction sur les réseaux sociaux ou sur Google, et même sur des bases e-mailing. Je créais des « pseudo-médias », très orientés divertissement. Et je faisais des buzz incroyables ! J’avais créé un faux événement « pot de départ de Domenech » pendant la Coupe du Monde, qui a cartonné. J’étais invité sur des plateaux télé, ou à commenter des matches de foot. En fait, j’étais toujours à l’affût de nouvelles mécaniques pour apporter de l’audience, même si elles ne généraient pas de business à long terme.
En revanche, à court terme, je gagnais très bien ma vie en tant qu’étudiant. Je me souviens qu’en Master 1, j’avais lancé une campagne à 17h, je m’absente un peu, je reviens à 20h, elle avait généré 5000 € de marge. Cette période a duré deux ans, c’était vraiment la folie.
Mais tu n’étais pas complètement satisfait par ce mode de vie …
Oui, car monter des business sur des pages aux noms farfelus, ce n’est pas terrible au fond. Je voulais faire quelque chose de bien plus solide, sur la base d’un vrai marché. Et c’est là que je me suis rendu compte que ceux qui faisaient comme moi, les MinuteBuzz, les Démotivateur, étaient en train de monter des vrais médias, des médias « sociaux ».
J’étais alors avec Florian Gandilhon, et on a monté ensemble Firerank en janvier 2015. On avait tous les deux assez évolué, entrepreneurialement parlant, et on est parti sur deux principes : premièrement, qu’il faut toujours chercher à monter une boîte qui nous correspond. Cela implique d’assumer son expérience, réussites comme échecs, d’en tirer les enseignements, et de savoir dans quoi on est bon ou mauvais. Donc, s’entourer des bonnes personnes. Deuxièmement, être capable d’écouter les gens, les utilisateurs, et de comprendre ce qu’ils ont en tête mais à partir de vraies données « constatées » sur le terrain. Ça permet d’itérer rapidement, de construire ton produit au grès des retours, de le faire évoluer.
Comment a fonctionné Firerank depuis bientôt trois ans ?
On était rentables au bout de un mois ! Parce qu’on a construit sur nos acquis, justement. Au départ, le concept était de monter une plateforme de classement en ligne. Ca allait des Miss France aux meilleures marques de ski. Petit à petit, on a développé des outils pour comprendre comment les utilisateurs des réseaux sociaux interagissent avec les contenus en ligne, notamment les vidéos. Par exemple, savoir à quelle seconde les gens « décrochent » quand ils regardent une vidéo, même courte. On abordait le marketing par la technique, et c’est comme ça qu’on pouvait énormément optimiser la visibilité de nos contenus.
Un exemple de vidéo diffusée sur Firerank. Cible principale : la génération des millenials.
Tout le contenu leur est adapté, en particulier le rythme.
En janvier 2017, on a laissé tomber toute notre plateforme de ranking pour se concentrer sur la production de vidéos pour les réseaux sociaux. On est devenu un média 100% social. On avait amassé une quantité de « bonnes pratiques » pour réaliser des vidéos virales, respectant les CGU de Facebook, et Firerank comptait une trentaine de collaborateurs dont 20 à Clermont. Notre business model, c’était le brand content : être capable, pour une marque, de créer du contenu, de l’optimiser en le passant par des panels de test en mesurant hyper finement les retours, et en adaptant la vidéo 5, 10, parfois 20 fois avant d’avoir l’impact maximal.
Que s’est-il passé le 1er novembre 2017 ?
Ce jour-là, à 18h, Facebook a dé-publié toutes nos pages. Et même les pages que j’avais en administration (près de 150 autres pages), sans aucune annonce préalable ! On a eu depuis des explications : le problème venait de certains mécanismes de growth hacking qui ont existé jusqu’à présent et qui étaient utilisés par tout un chacun, parce qu’ils étaient mis à disposition via des outils Facebook (tel que le renommage ou la fusion de page). Ce sont ces outils ont permis aux Russes une ingérence dans la campagne présidentielle américaine.
Dans un souci de sécurisation, Facebook n’a pas fait dans la dentelle et a dé-publié et supprimé des milliers de pages. Dans le lot, les pages ayant utilisées des mécanismes frauduleux ont été effectivement supprimées. Et c’est important de le préciser car ce n’est pas le cas des pages Firerank. Celles-ci sont seulement dé-publiées (comme un très grand nombre d’autres pages totalement légitimes). Nous y avons encore accès, mais pour le moment les utilisateurs ne peuvent plus les voir. J’ai reçu des dizaines de témoignages de personnes dépitées car vivant la même situation. Des personnes qui parfois n’ont même pas conscience qu’il est possible de renommer sa page Facebook !
Mais, au final, nos performances nous ont porté préjudice. Par exemple, la bande-annonce récente du film Kingman 2 faisait 400 000 vues chez nos concurrents … et 1,8 millions chez nous, avec d’autant plus de likes et de partages. Du coup, ces concurrents étaient forcés d’acheter du trafic et de la visibilité chez Facebook, ce que nous ne faisions pas. Il faut savoir que, chez Facebook, quand tu dépenses un certain chiffre d’affaires, tu es whitelisté, et rien ne peut t’arriver. Tu es protégé.
Pourtant, aujourd’hui, il y a encore pas mal de monde chez Firerank, et les gens ont l’air motivés.
On s’est posé avec l’équipe, et on a estimé avoir fait ce qu’il fallait. On avait joué le jeu des probabilités : quand tu fais du poker, si tu t’arranges pour avoir une bonne main, tu as 99% de chances de gagner. Mais, parfois, tu tombes sur les 1% des cas, et tu te plantes. Ce qui s’est passé n’était pas prévisible.
Mais on est déjà en train de rebondir. Ça se passe en deux temps : d’abord, restructurer l’entreprise, pour garantir un flux de trésorerie entrant et ne pas aller au dépôt de bilan. Il reste aujourd’hui [le 7 décembre] une douzaine de collaborateurs, et on a conclu des contrats de formation, de montage vidéo, de conseil en stratégie de réseaux sociaux … ensuite, on a voulu lancer une nouvelle offre qui nous faisait plaisir, quelque chose avec un vrai grain de folie qui nous caractérise. On a créé une appli en un mois, c’est Oh My Quiz !, lancée le 5 décembre. Le concept, c’est celui du GameShow, qui vient d’apparaître aux USA: c’est un jeu sur smartphone, tous les soirs à 20h50, comme une émission de TV. On fait des vidéos pré-enregistrées et on propose un quiz de culture générale, un peu comme « qui veut gagner des millions ». C’est très dynamique, les gagnants se partagent une petite cagnotte, et ça permet de faire du brand content en jouant sur la concentration des joueurs.
Surtout, on a pu se servir de toutes nos compétences : sur l’acquisition, sur sur la qualité du contenu et sur le fait qu’il plaise. Mais c’est un test A/B : on lance une webapp très vite, un « lot 1 », on le teste avec un premier budget média très limité mais diversifié, sur plusieurs supports et plusieurs publics. On voit si on arrive à créer une traction. La clé, c’est d’aller vite. Il faut faire rapidement quelque chose de propre, de fonctionnel, et de pouvoir en mesure l’impact pour l’améliorer … ou l’arrêter.
Ta vie d’entrepreneur est assez « flamboyante ». Penses-tu continuer longtemps de cette manière ?
J’ai toujours été un entrepreneur « à l’auvergnate » ! Pendant longtemps, mon but était d’essayer de construire de grandes choses en dépensant un minimum d’argent. Aujourd’hui, je me rends compte que cette approche est bien quand tu te lances, mais à un moment il faut considérer des moyens plus traditionnels comme les levées de fonds. C’est ce qu’on préparait avec Firerank, au même titre qu’un vrai partenariat avec Facebook, pour mettre un grand coup d’accélérateur à la boîte.
Sur Clermont, j’avais suivi les success stories de pecheur.com, Prizee ou jeuxvideo.com. Depuis, on est rentré dans une phase plus calme … mais ces belles histoires continuent à résonner, on en parle toujours ! Ma volonté, c’est de faire le maximum pour faire partie d’une nouvelle génération d’entrepreneurs sur l’Auvergne. On a vu par exemple ce qu’arrivait à faire Domraider sur sa levée de fonds incroyable. On a envie de se nourrir de ces réussites pour faire de belles choses.
Entretien du jeudi 7 décembre, mis en forme et réorganisé pour des raisons de clarté, et relu par Charles.
Pour en savoir plus :
le site de Firerank
l’appli mobile (Android et iOS) Oh My Quiz !
l’entretien du Connecteur avec Sébastien Pissavy (fondateur de jeuxvideo.com)
l’entretien du Connecteur avec Olivier Bernasson (fondateur de pecheur.com)
Crédits visuels: Charles Marginier (captures d’écran), Damien Caillard (le Connecteur)
Résumé/sommaire de l’article (cliquez sur les #liens pour accéder aux sections)
- #Challenge / la vie d’entrepreneur selon Charles est passionnante, mais surtout faite de hauts et de bas. Du moment où on l’accepte, on sait que l’on va toujours s’en sortir, même si les projets évoluent. ;
- #Talent / pris très jeune par le virus du code, Charles s’est intéressé aux solutions informatiques qui répondaient à un besoin des utilisateurs, avant de représenter un business au sens classique du terme. Son talent consiste à savoir activer les bons leviers sur les réseaux sociaux pour générer le maximum de « traction », avec un investissement minime. C’est le growth hacking ;
- #PremièreBoîte / la première expérience professionnelle de Charles était liée au e-commerce de prêt-à-porter féminin. Elle s’est rapidement soldée par un échec, car l’approche était trop orientée sur la technique. Charles s’est alors plongé pendant 6 mois dans les bonnes pratiques du e-marketing, afin de faire converger les deux approches ;
- #Projet/ en parallèle, les premiers « médias sociaux » comme MinuteBuzz ou Démotivateur naissaient sur la scène française. Ce qui semblait être basé sur des pratiques futiles comme des pages au nom farfelu s’est avéré suffisamment rentable pour générer un business. Ce fut donc le choix de créer Firerank ;
- #Firerank/ initialement basée sur une plateforme de notation, Firerank a évolué début 2017 vers une activité de publication de contenus vidéo sur Facebook à destination des millenials. La force de l’entreprise est de pouvoir mesurer très finement l’impact de chaque vidéo sur son public afin de l’optimiser, grâce notamment à des outils d’analyse développés en interne. Le business model est principalement basé sur du brand content ;
- #Dépublication/ le 1er novembre 2017, Facebook dé-publie sans avertissement les pages gérées par Charles, dont celles de Firerank. Si elles ne sont pas supprimées, elles restent pour l’instant invisibles, et l’activité de l’entreprise s’arrête. Cela est dû à l’influence russe sur les élections US, qui passait notamment par Facebook : cette dé-publication étant un dommage collatéral ;
- #Rebond/ il a fallu trouver une solution pour continuer l’aventure, d’abord en restructurant l’entreprise pour garantir un flux financier et éviter le dépôt de bilan. Ensuite en lançant un nouveau produit, en l’occurrence l’appli mobile Oh My Quiz ! qui reprend le principe des jeux américains de GameShow (mélange de jeu télévisé et d’appli mobile) en mobilisant toutes les compétences de l’équipe Firerank. Lancée début décembre, l’appli est en mode A/B testing pendant 2 mois ;
- #SuccessStories/ Charles tient à avoir du recul sur son expérience et à apprendre de ses échecs comme de ses réussites. Sa vision de l’entrepreneuriat « à l’auvergnate », avec un minimum d’investissement, cède désormais le pas à une approche plus traditionnelle, notamment tournée vers les levées de fonds. Mais les success stories régionales des années 2000 l’inspirent beaucoup, et il essaye de faire partie d’une nouvelle génération d’entrepreneurs auvergnats qui prendra le relais.