Entretien / Fenêtre de tir pour Sébastien Pissavy

Entretien / Fenêtre de tir pour Sébastien Pissavy

Par Damien Caillard


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S’il y a une personne qui se bat pour développer son territoire, c’est bien Sébastien Pissavy. A 44 ans, ce natif d’Aurillac a lancé, vécu et soldé l’expérience jeuxvideo.com que tous les gamers, et même au-delà, connaissent. Si la « pépite » numérique n’est plus basée dans le Cantal, elle a laissé à Sébastien l’envie d’accompagner des projets d’innovation et de développement sur le bassin d’Aurillac. Aujourd’hui, son ambition est un incubateur associatif et généraliste baptisé Catapulte, qui vient d’être initié sur le territoire.

Tu pars d’un constat assez négatif sur la création d’entreprise dans le bassin aurillacois. Pourquoi ?

L’écosystème entrepreneurial, c’est un ensemble. [Après jeuxvideo.com], j’ai commencé à travailler avec les Cantal Business Angels, et je me suis rendu compte à l’époque qu’il n’y avait pas de dossier, qu’on ne nous sollicitait pas. L’an dernier [en 2016], on a investi dans un premier dossier, là on en a validé un second … Alors que, si on regarde du côté des Auvergne Business Angels à Clermont, ils ont peut-être 300 ou 400 dossiers étudiés par an !

Jusqu’alors, l’ombre de la léthargie entrepreneuriale s’étendait sur Aurillac. Plus pour longtemps !

Pourtant, ce n’est pas le financement qui pêche, c’est le fait que les projets n’émergent pas. Je pense que c’est principalement dû à un manque d’accompagnement. De ce côté, il n’y avait rien [sur Aurillac]. Que font les étudiants dans ce cas ? Ils partent poursuivre leurs études ou créer leur boîte ailleurs. La création d’entreprise fait désormais partie de l’univers étudiant. Ce qui n’était pas le cas à mon époque. Maintenant, c’est clairement une des voies possibles. Mais si on ne met pas toutes les chances de leur côté …

Comment décrirais-tu ton rôle à titre personnel dans l’écosystème d’Aurillac ?

J’ai la chance d’être un petit peu légitime sur le territoire. Du coup, [les acteurs tels que la CCI ou les collectivités] m’envoient les porteurs de projets. Y compris les réseaux d’accompagnements nationaux ! Mais, jusqu’à présent, on leur conseillait de venir me voir pour boire un café, échanger sur leur idée, pour que je leur donne des tuyaux ou des contacts … Certes, cela me permettait d’identifier ces porteurs et leurs projets. Mais, bien souvent, ils vivaient le parcours du combattant, surtout dans des projets un peu innovants ou numériques, parce que les acteurs locaux ne pouvaient pas bien les comprendre et les aider. Et ils se retrouvent souvent bien seuls, avec des appuis sur YouTube ou les réseaux sociaux, mais rien en local. Ils sont en culture hors sol, et risquent de partir à tout moment.

L’équipe de jeuxvideo.com fin 1999, avec Lara à droite de Sébastien. L’époque des proto start-ups lancées empiriquement et qui cartonnaient.

Moi, je suis un entrepreneur, et je veux essayer de donner un petit peu de ce que j’ai reçu quand j’ai créé jeuxvideo.com sur Aurillac. Et, puisque j’ai réussi ma boîte, ça veut dire que c’est possible, ici ! Je pense que l’on peut tout à fait monter des entreprises avec une certaine ambition sur Aurillac. Parfois, on entend dire que, pour créer une start-up, il faut au minimum aller sur Clermont, voire sur Paris, Londres, la Silicon Valley … je me bats contre ça, contre le défaitisme lié à nos territoires.

C’est ce qui t’a motivé à créer l’incubateur Catapulte ?

Ce projet d’incubateur est né d’une conviction que l’accompagnement d’entreprise est absolument nécessaire dans un territoire comme celui d’Aurillac. Parce qu’on ne crée plus d’entreprise comme moi je l’avais fait il y a 20 ans [avec jeuxvideo.com]. A l’époque, j’avais été un peu empirique … Mais, aujourd’hui, il faut être accompagné ! Et il existe de très bonnes méthodes pour cela. On sait globalement comment on crée une entreprise du numérique : par exemple, j’aime beaucoup les ouvrages « De zéro à un » de Peter Thiel, ou encore « Rework » des fondateurs de 37signals. Les méthodes et les bonnes pratiques sont plus importantes qu’il y a 20 ans.

« On ne crée plus d’entreprise comme moi je l’avais fait il y a 20 ans avec jeuxvideo.com »

Après, il y a toutes sortes d’incubateurs, de couveuses, de pépinières … Je ne me calque pas sur un modèle en particulier, mais sur le besoin du territoire. Et, ce besoin, c’est du dynamisme et de l’attractivité. Je ne dis pas qu’on va repeupler le Cantal ou qu’on va avoir d’un seul coup 300 projets ! Mais on peut séduire certains profils de l’extérieur qui veulent un « retour au vert », ou des membres de la diaspora auvergnate. On a la chance d’avoir peut-être plus de Cantalous hors du Cantal que dans le département, surtout si tu comptes la deuxième génération. Et c’est beaucoup plus facile de les faire revenir au pays, mais pour cela il faut qu’on puisse leur dire « viens créer ta boîte du numérique dans le Cantal« .

Comment te positionnes-tu vis-à-vis des collectivités territoriales avec ce projet ?

J’ai décidé de le lancer maintenant, quitte ensuite à se raccrocher à l’initiative d’une collectivité. L’incubateur Catapulte n’est pas contre quelqu’un, il est pour le territoire. Et j’espère convaincre un maximum de parties prenantes qui, sans doute, s’y rallieront d’autant mieux que le projet sera concrétisé, qu’il y aura des progrès et qu’on aura prouvé que ça fonctionne. Le Cantal est un territoire très attachant, c’est mon pays natal, mais il y a quand même une forme de léthargie dans un certain nombre de collectivités. Heureusement, ça commence à changer !

L’espace co-working de la Cocotte Numérique, à Murat. Et encore, vous n’avez pas vu le FabLab.

En plus, contrairement à ce qu’on peut penser, ça ne coûte pas un bras à l’acteur public local d’accompagner des projets innovants. J’aime ainsi beaucoup l’exemple de Murat [et de la Cocotte Numérique]: non seulement ça va dans le bon sens, mais en plus ils sont extrêmement adroits pour subventionner les projets, parce qu’ils rentrent dans plein de cases en milieu rural. Et, force est de constater qu’il y a des résultats qui sont mesurables. Ils n’ont pas doublé la population de Murat, mais il y a maintenant un noyau dur de jeunes entrepreneurs qui sont venus s’installer autour de la commune. Et il y a une vraie dynamique avec l’espace de co-working de la Cocotte Numérique, le forum du télétravail en octobre, le Fab Lab doté de super machines … Je trouve ça vraiment intéressant.

Quelle sera l’offre de Catapulte pour les porteurs de projets ?

Le but est d’aider à la formalisation du business model, un peu à la façon de Cocoshaker qui est une de nos références. On commence très en amont, mais on peut accompagner les projets même un peu au-delà de la création. L’idée n’est pas de dire « une fois que tu as déposé tes statuts au greffe du T.C., ça s’arrête« . Je pars tout de même sur une base de deux ans d’accompagnement, qui est commune à beaucoup d’incubateurs. C’est bien de se fixer une limite : on accompagne les projets pendant un temps, après il faut en faire rentrer d’autres en espérant que ceux qui sortent deviendront de vrais succès.

« Ca ne coûte pas un bras à l’acteur public local d’accompagner des projets innovants »

Pour moi, un incubateur apporte quatre points principaux : d’abord des locaux, car c’est important que les entrepreneurs soient ensemble et qu’il y ait une émulation. Ensuite, de l’accompagnement, comme du coaching, ou au moins un suivi hebdomadaire ou bimensuel. Il peut y avoir aussi des interventions d’experts extérieurs : on a besoin de gens pointus, et on n’en a pas forcément beaucoup sur Aurillac. On constituera un réseau d’intervenants qui travailleront sur des problématiques très précises, comme la propriété intellectuelle ou les process industriels. Enfin, c’est de la visibilité. A savoir de la comm’, sur les projets mais qui donne aussi envie de venir dans l’incubateur. Et de la mise en relation. Parce que, quand on est jeune entrepreneur et qu’on n’a pas de carnet d’adresses, être connecté avec son premier client, un investisseur ou un partenaire peut être un élément déclencheur important.

L’incubateur a démarré en septembre. Comment se sont passées les premières semaines ?

Pour l’instant, il n’y aucun apport extérieur majeur : pas de locaux, pas de financement. Mais je voulais démarrer rapidement. Aujourd’hui, on a trois porteurs de projets que j’avais notamment repéré via les Uphéros, et qu’on a commencé à accompagner. Il y en a qui sont chez eux, d’autres dans des locaux dédiés … mais on peut commencer à les suivre de manière bi-mensuelle, à raison de deux heures de rendez-vous en one-to-one. En fait, il fallait que j’arrête de juste leur parler, et que je passe à l’action. Je suis persuadé que la manière de commencer est de viser des premiers résultats [par l’accompagnement], pour attirer des partenaires extérieurs à l’incubateur. Cet accompagnement n’est pas basé sur un programme très élaboré pour le moment, parce qu’on pense le construire d’une part sur mesure pour chaque porteur de projet. On va même le co-construire avec eux, au fur et à mesure de nos prises d’expérience.

Réunion de lancement de l’équipe Catapulte en septembre 2017. Promis, un photographe professionnel rejoindra l’aventure 😉

Le critère de sélection n’est pas le numérique, du moins ce volet ne sera pas forcément hyper déterminant. En revanche, il faut que les projets puissent générer un nombre d’emplois significatifs sur le territoire aurillacois. Par exemple, on a un projet de brasserie qui produirait sa propre bière, et qui se lancera sans doute l’été prochain avec plusieurs embauches à la clé, et même un potentiel à l’export. Je n’ai aucune compétence dans la fabrication de la bière, donc la majorité de ce business sera développée indépendamment de Catapulte. Nous, on peut aider sur la partie numérique qui est importante mais pas capitale. Mais, ce qui intéresse les entrepreneurs, c’est d’évoluer dans un environnement stimulant avec d’autres créateurs d’entreprise. De pouvoir s’enrichir avec de nouvelles idées et prendre du recul sur leur business, et donc être plus efficace pour monter leur boîte.

« Ce qui intéresse les entrepreneurs, c’est d’évoluer dans un environnement stimulant avec d’autres créateurs d’entreprise. »

On verra ensuite pour les locaux. Je ne voulais pas que ça conditionne le lancement de l’incubateur, mais je trouve que les locaux sont importants. Parce qu’on est associatif, qu’on a besoin du soutien de collectivités, et que c’est important de leur montrer qu’on n’est pas juste une idée en l’air … et qu’on accompagne des projets qui sont de beaux projets, pas juste des farfelus avec des post-it. De beaux projets de territoire. D’ailleurs, j’ai de plus en plus de contacts rassurants avec l’agglo, la CCI et même quelques entreprises potentiellement partenaires. Je suis assez optimiste !

Tu bénéficies tout de même de soutiens autour de toi …

J’ai onze personnes qui m’aident concrètement et très régulièrement de façon un peu intense pour ce projet, dont deux expert-comptables qui ont un rôle-clé. On a créé l’association Catapulte avec elles. Mais j’ai aussi un cercle un peu plus large de 70 ou 80 personnes, des gens que j’ai rencontrés et qui m’ont dit être intéressés sans pour autant avoir beaucoup de disponibilités. Je pense pouvoir les solliciter ponctuellement, et bien sûr les tenir au courant. On verra par la suite comment ils peuvent s’impliquer dans le projet.

Le caractère associatif du projet est intéressant, car il n’y a pas de business à se faire dessus. C’est désintéressé, l’accompagnement sera bénévole. Et, du coup, ça attire la sympathie, les gens aiment bien ce que l’on y fait. Et ils nous disent « j’ai une compétence dans tel domaine, je suis prêt à la mettre à disposition des gens qui seront incubés chez vous« . Moi, je note tout cela précieusement, ça nous crée un vrai réseau de soutiens. Par exemple, le nom « Catapulte » a été trouvé par un expatrié auvergnat qui est dans la tech à Madrid : c’est assez révélateur ! Il y a beaucoup de bienveillance par rapport à l’Auvergne, et par rapport à notre projet.

« Il y a beaucoup de bienveillance par rapport à l’Auvergne, et par rapport à notre projet. »

Et, si des gens sont intéressés par Catapulte, qu’ils soient porteurs de projet ou partenaires potentiels, ils peuvent bien sûr me contacter. Nous sommes preneurs de toute bonne volonté ! Si les gens ne savent pas quoi faire dans un incubateur mais sont intéressés par le concept et l’impact sur le territoire, on leur trouvera quelque chose à faire 🙂 Il y a même des formules de participation ou de travail à distance. Dans le Cantal, il faut être souple.


Pour en savoir plus:
le blog de Sébastien au sujet du lancement de l’incubateur Catapulte


Article basé sur les entretiens du 25 août à Pascalis puis du 28 septembre chez Macéo, synthétisés et réorganisés pour des raisons de clarté, puis relu et corrigé par l’intéressé.

Crédits photo : Wikipedia ; Sébastien Pissavy ; Cocotte Numérique

Résumé/sommaire de l’article (cliquez sur les #liens pour accéder aux sections)

  • #Constat / sur le territoire du Cantal, et en particulier sur Aurillac, Sébastien constate avec regret le faible nombre de projets d’entrepreneuriat (notamment via les Cantal Business Angels). Cela est dû selon lui à une absence d’accompagnement adéquat pour les projets innovants ;
  • #RolePersonnel / parce qu’il avait créé puis développé jeuxvideo.com à Aurillac, Sébastien est reconnu et apprécié de l’environnement économique local. Cette légitimité luis permet d’être une sorte de référent pour les porteurs de projets. Mais il est convaincu qu’il reste possible de lancer des projets ambitieux sur le territoire et se bat contre le défaitisme ;
  • #Motivation / néanmoins, la clé pour y parvenir est d’accompagner correctement ces porteurs de projets. D’où l’idée de créer un incubateur, Catapulte. En effet, si jeuxvideo.com avait été lancé de manière empirique dans les années 90, les conditions sont très différentes aujourd’hui, et il vaut mieux profiter des outils et méthodes existantes ;
  • #Collectivités/ l’incubateur a été lancé en septembre 2017, indépendamment du soutien public. Mais Sébastien espère établir en aval des partenariats avec les acteurs locaux. Il regrette néanmoins une forme de léthargie parmi eux, quand il s’agit de soutien aux entrepreneurs. A l’inverse, l’expérience de Murat avec notamment la Cocotte Numérique est une vraie réussite liée à la volonté politique et la bonne utilisation des moyens ;
  • #Offre/ Catapulte proposera un programme d’incubation dédié à des projets entrepreneuriaux variés en amont de leur création, afin d’élaborer leur business model. La durée visée est de 2 ans maximum pour chaque accompagnement. L’offre contiendra à terme un hébergement dans des locaux, un suivi régulier sous forme de réunions, un soutien d’experts sur des sujets spécifiques, de la visibilité et de la mise en relation ;
  • #Lancement/ les premiers projets suivis aident à co-construire l’offre de Catapulte. D’autant plus qu’il n’y a pour l’instant ni financement ni locaux. Trois projets ont ainsi été sélectionnés, avec pour trait commun un impact potentiel en termes d’emplois sur le territoire. Le numérique n’est que secondaire : les entrepreneurs espèrent surtout bénéficier d’un travail en groupe et d’une émulation pour échanger des idées et être plus efficace dans leur développement. La question des locaux, importante, est la prochaine étape ;
  • #Soutiens/ le projet Catapulte est associatif. Il a commencé avec une douzaine de soutiens actifs, ainsi qu’un groupe moins impliqué mais très intéressé de 80 personnes. Sébastien apprécie la bienveillance dont bénéficie Catapulte, grâce notamment à son caractère désintéressé et territorial. Le projet est ouvert à tous ceux, entrepreneurs, soutiens ou experts, qui souhaiteraient le rejoindre !

À propos de Véronique Jal

Ma ligne guide depuis 15 ans, c'est le management de projets collectifs à fort "sens ajouté" : les fromages AOP, les hébergements touristiques, la démarche d'attractivité d'une région... et aujourd'hui l'innovation territoriale via un média associatif Toulousaine d'origine, j'ai découvert et choisi l'Auvergne que mon parcours pro m'a amenée à connaître sous plein de facettes. J'adore cette activité qui nous permet d'être en situation permanente de découverte.