Par Damien Caillard
Design et architecture peuvent être à l’origine de beaux projets collaboratifs : c’est le pari du Portemine, un atelier partagé (mais pas un FabLab !) qui ouvrira prochainement ses portes dans le quartier Fontgiève. Ses deux initiateurs, Jonathan Mazuel et Pierre Ménard, se sont connus à Epicentre et ont déjà fait un bout de chemin ensemble, mûrissant leur idée et développant leur réseau.
Comment vivez-vous vos métiers, et comment vous ont-ils prédisposé à lancer le Portemine ?
Pierre : Moi, je suis designer d’intérieur et de mobilier. Je travaille autant sur de l’aménagement intérieur, du mobilier urbain, de la scénographie d’exposition.
Jonathan : Et moi je suis architecte, mais je me suis orienté au début de mon travail perso sur la conception et la fabrication de mobilier, pour des échelles que je pouvais maîtriser … puis je suis revenu dans une approche plus classique où je déléguais la fabrication depuis 2 ans.
Ce qui vous a lié tout d’abord, c’est l’envie de “faire”, notamment par le prototypage …
J : Après mes études où on dessine de grandes choses, j’avais besoin de faire du concret. Au bout d’un an, je me suis rendu compte que la fabrication était intéressante mais pas toujours pour moi ! Je suis resté sur la conception et la gestion … en gardant la fabrication via le prototypage. Notamment avec de la techno avancée comme de l’impression 3D
P : Je fabrique rarement un objet fini. Mais je dois toujours prototyper en amont. (…) Il y a toujours une partie de prototypage qu’il est bien de maîtriser.
Vous vous êtes connus autour du “39”, l’extension d’Epicentre dédiée aux “makers” et située 39 rue St-Dominique*. Quel en était le fonctionnement ?
J : J’ai testé le travail chez soi ou en atelier … mais on revient forcément au besoin de voir du monde, de croiser des autres amis, de tester nos approches. C’est rafraîchissant de croiser le regard des autres sur ses projets. Et ça n’existe que dans des approches de coworking.
« Il y a toujours une partie de prototypage qu’il est bien de maîtriser. » – Pierre Ménard
P : La norme, ce sont des agences de design. Elles peuvent partager des locaux. Au 39, et ici [au Portemine], ce sont des regroupements d’indépendants. (…) On bosse sur des projets différents. Donc on n’est pas stressés au même moment ! Ca permet de maintenir tout le temps une bonne ambiance, une discussion, qui peut être sur le travail ou pas forcément.
J : Et [c’est] bienveillant ! Vu qu’on est dans des projets différents, il n’y a pas de concurrence ni de hiérarchie, mais de l’entraide. On vit dans un milieu nourri à la curiosité. On l’est d’ailleurs par nature. Quand on se met avec des gens qui font des choses différentes, on les questionne – parfois de manière naïve. Et ça suffit à nous enrichir, à faire évoluer nos propres projets.
Comment avez-vous vécu la fermeture du 39 en 2019 ?
J : En 2019, on est arrivés au bout du 39, il n’y avait plus assez de monde et ce n’était plus rentable pour Epicentre. On a compris qu’il était très enrichissant d’être avec des gens faisant les mêmes métiers que nous … mais qu’il fallait un espace plus grand et plus approprié.
P : Le 39 était la préconfiguration d’un atelier plus grand. C’était temporaire à la base ! Mais c’était trop tôt, trop lourd, trop cher …
Mais vous en avez gardé des valeurs que vous souhaitez faire perdurer au Portemine …
P : On avait déjà réfléchi avec Gaëtan [Mazaloubeaud] et d’autres designers clermontois : chacun de nous cherche à exercer son métier de designer avec éthique et en accord avec l’environnement.
« Vu qu’on est dans des projets différents, il n’y a pas de concurrence ni de hiérarchie, mais de l’entraide. » – Jonathan Mazuel
J : Rester proche de projets maîtrisables et humains. On aime à savoir qui le fait, pour qui. On essaye au maximum de travailler avec des acteurs locaux. (…) On a toujours trouvé pratique et simple d’être en centre-ville, à proximité d’Epicentre car nous maintenons des liens. Même si ce n’est pas le plus facile pour mettre un atelier, c’est mieux d’être proche de son écosystème.
P: L’écosystème, c’est l’innovation sans forcément le côté business …
Surtout que vous aviez activement participé à la Rue Créative, le projet d’Epicentre pour de l’animation collaborative du quartier St-Dominique !
J : On avait travaillé sur le mobilier éphémère place du Champgil et place de la Pucelle.
P : C’était sympa de s’auto-organiser, dans des groupes où chacun a une compétence spécifique. Gaëtan savait animer cela, et on a appris avec lui. La Rue Créative, c’était une belle expérience ! Ca m’a donné envie de continuer sur du mobilier participatif, avec la Coop des Dômes notamment. C’est la démarche : concevoir des meubles qui peuvent être faits et utilisés par des gens sans compétences techniques.
Jonathan, tu t’étais également intéressé à la notion d’usage à travers Un:Vingt, ton projet personnel. Peux-tu nous en dire plus ?
J : [Il s’agit] d’un outil d’aménagement intérieur basé sur des maquettes en bois et un plateau de jeu. (…) Je l’utilise toujours pour accompagner des professionnels ou des groupes d’usagers pour aménager des espaces dédiés. Je l’ai plus tourné sur de l’accompagnement, où je suis “maître du jeu”, et les gens déplacent des bureaux, des “usages”…
C’est un segment d’activité que j’aimerais développer. (…) Ca permet d’aider les gens à formaliser des choses dures à exprimer. On peut énoncer des besoins, mais rarement des usages. L’outil permet de simplifier la mise en forme, le test, via le côté ludique. J’aimerais faire davantage ce genre d’accompagnement, d’une certaine façon du “design de projets”.
Tout cela nous ramène au projet du Portemine. Quel en est l’objectif ?
J : Au 39, on avait mûri l’idée que, en tant que créateurs / designers / architectes, on voulait pouvoir travailler ensemble, bricoler, échanger. On s’est dit qu’il serait intéressant de le formaliser dans un lieu dont on serait plus en maîtrise.
On a d’abord cherché les gens ! A l’été 2019, on a lancé un appel dans la communauté Epicentre, chez les designers, parmi nos amis .. expliquant que l’on voulait monter un atelier partagé à plusieurs. On a assez vite rencontré Nadège Bertrand [papeterie, édition, graphisme, impression Riso], ainsi que Cécile Souteyrand [céramiste en reconversion, designer de produits]. On a visité des lieux à quatre, commencé à écrire nos besoins et ce qu’on voulait en faire …
Mais il ne s’agit pourtant pas d’un projet de FabLab ?
P : La différence principale avec le FabLab, c’est qu’un Fablab est ouvert au public, et se présente comme une sorte d’université populaire. Nous, on n’a pas le temps ! On utilise des machines que l’on partage, mais on attend des professionnels à demeure ou qui viennent pour le temps d’un projet, sur un mois par exemple. Ce ne sera pas à la demi journée !
J : On essaye de créer un espace et un réseau disponibles pour des créatifs qui en auraient besoin à divers moments. (…) On ne peut pas gérer du grand public comme à Epicentre. On veut s’adresser à des pros, autonomes dans l’espace. On a orienté l’asso et le lieu pour s’adresser à des designers, des architectes et des créateurs/concepteurs uniquement. On part du principe que cette communauté a besoin d’un lieu de ce genre, et qu’elle ne l’a pas encore.
Avec une certaine ambition de visibilité pour les participants …
P : Ce qu’on fait, c’est unique sur Clermont ! Même s’il y a des ateliers d’artistes qui sont partagés. (…) On peut même envisager qu’il y a des événements vu qu’on a pignon sur rue [côté Fontgiève]. Il y a le côté boutique, par exemple, qui peut être intéressant avant Noël.
« On essaye de créer un espace et un réseau disponibles pour des créatifs qui en auraient besoin à divers moments. » – Jonathan Mazuel
J : Mais ça va dépendre des projets. Si quelqu’un amène un projet en disant qu’il veut répondre à un besoin, en accueillant du monde, on trouvera un levier pour le faire.
Et quelle est votre sensibilité à l’environnement dans ce cadre ?
P : Le rapport à l’environnement prend autant de place que l’usage ou le sens. Ca fait partie des critères de base de n’importe quelle démarche de design. Pour ma part, je crois beaucoup plus à la low-tech qu’aux smart cities !
J : La low-tech, ou une conception plus recherchée pour faire des économies sur la fabrication ou la production, ou trouver des méthodes d’économie circulaire … ça fait partie de ce qui nous motive
P : Si je reprends les meubles Forêt [projet de mobilier en bois d’Auvergne porté par Pierre], c’était la volonté de faire des meubles durables, dans le type de bois, mais aussi dans le dessin, avec un design indémodable, et dans la conception, avec des éléments que l’on peut réparer facilement.
« Le rapport à l’environnement prend autant de place que l’usage ou le sens. » – Pierre Ménard
J : En parallèle des projets techno ou low-tech, il y a l’aspect “fabrication de proximité” qui fait qu’on recherche comment on fait un projet … une réflexion sur le process, la manière de mettre à disposition des choses pour que les gens en fassent une partie par eux-mêmes, qu’ils puissent personnaliser, modifier, et éviter d’acheter du tout fait.
Où en est le projet, compte tenu du confinement ?
J : On est en train de valider le process … on a des architectes et des designers qui nous ont rejoint, sur du travail du bois ou sur des bijoux. On réfléchit ensemble, on dessine et on aménage le lieu avec les gens qui sont là en ce moment. Mais peut-être que ça évoluera demain ! On fait un outil pour nous et pour les autres, on ne veut pas le rendre personnel.
*après avoir hébergé de nombreux créatifs, makers et designers dont Hélène Jourdain, Bas Dekker, Gaëtan Mazaloubeaud et Samy Lange, le 39 a fermé ses portes en 2019 pour des raisons financières
Pour en savoir plus :
le site de Pierre Ménard
le site de Jonathan Mazuel, « Atelier Vous »
l’avancement du projet Portemine sur l’instagram de Jonathan
Entretien du 31 janvier 2020 au Portemine, réactualisé en avril, remis en forme pour plus de clarté, puis relu et corrigé par Jonathan et Pierre. Photos Damien Caillard pour le Connecteur sauf les images du « 39 », d’Epicentre et de la Rue Créative par Jonathan et Pierre