Par Damien Caillard
Il y a un mois, il a couru 44 kilomètres entre Saint-Etienne et Lyon. De nuit. En décembre, donc. Denis Tessier aime les défis, qu’ils soient sportifs ou professionnels. Lyonnais d’origine, Clermontois d’adoption depuis 1998, Denis est devenu le directeur régional délégué de Engie Auvergne-Centre-Limousin en 2013. Optimiste, passionné, à la fois instinctif et « terrien », il est tombé amoureux de l’Auvergne où sa famille s’est ancrée et où il a trouvé un véritable équilibre de vie. Tout en s’engageant pour le développement du territoire, notamment par le biais du projet de Quartier Numérique et du Conseil de Développement du Grand Clermont.
Tu ne connaissais pas l’Auvergne, tu pensais rester 10 ans maximum en arrivant … aujourd’hui, 18 ans plus tard, qu’est-ce qui t’as plu dans notre région ?
J’ai toujours pris plaisir à travailler ici. La passion, c’est un de mes moteurs professionnels. Si je m’ennuie, je pars. (…) Lorsque je suis arrivé en Auvergne, j’étais chez Elis, un des leaders mondiaux de la blanchisserie, en tant que directeur de l’usine de Clermont. (…) En 99, j’ai lancé un projet de refonte complète de l’usine, portant sur plusieurs millions d’euros d’investissements. J’ai dû défendre âprement ce projet auprès du Groupe. On m’a dit: pourquoi investir à Clermont, alors qu’il y a Lyon, ou même Limoges dont l’usine était plus grosse ? Le « David contre Goliath », j’ai toujours aimé ça.
Ce qui m’a amusé, c’est que, dans des territoires réputés moins attractifs, on peut faire des choses très intéressantes. Cet angle décalé m’a toujours plu. Je pense qu’on peut montrer qu’il y a du potentiel dans ces territoires, que ce sont des terres de projets. (…) Ça donne un autre regard à l’inverse de ce que les gens peuvent entretenir comme préjugés, depuis les centres de décision dans les grandes villes.
« Dans des territoires réputés moins attractifs, on peut faire des choses très intéressantes »
Moi qui suis un vrai citadin, je vis à Clermont, j’aurais du mal à vivre ailleurs. Même si on communique beaucoup sur les volcans et la nature, il y a de vrais sujets urbains ici. Et il faut savoir les mettre en avant si on veut attirer de nouvelles populations. Ceux qui cherchent le vert viennent ici naturellement, mais on communique rarement sur notre côté urbain. [Pourtant] il y a de vrais atouts à cultiver. Dans un périmètre géographique relativement restreint, tu peux trouver (…) un confort de vie à proximité d’un écrin vert, avec un environnement économique qui te permet de t’épanouir professionnellement, d’emmener tes enfants de l’école à l’université, etc.
Comment as-tu développé cet attrait pour l’innovation ouverte et pour les partenariats public-privé ?
[Après Elis], je suis entré en 2001 chez Suez dans la partie SITA, métiers de la gestion de déchets, comme Directeur de la Région Auvergne. Cette opportunité m’a permis de rester en Auvergne et m’a ouvert de nouvelles perspectives car la nature des activités de cette entreprise impose une vision long terme, relationnelle et en symbiose avec son territoire. On est proche des collectivités, (…) et des différents acteurs publics et administratifs. C’est là que j’ai véritablement commencé à m’investir pour le développement économique.
Partout où je suis passé (…) j’ai toujours voulu faire mieux, plus grand, plus efficace … [mais] jamais je me suis dit que c’était de l’innovation. Je suis très pragmatique. Ce qui m’importe, c’est de mesurer les actions, toucher du doigt les résultats. (…) Il me faut du concret.
En 2004 avec Suez, je suis parti dans un learning trip aux USA: 15 jours à New York et à San Francisco. On était un petit groupe. (…) La thématique était « innovation et société ». On a vu plein de sujets en dehors de notre domaine d’activité. (…) Ça a commencé à me faire voir les choses autrement. Ce que j’ai reçu était puissant mais très diffus. Tu peux le traduire en « think different ». Je ne suis pas un scientifique, ni un technicien, mais je pilote des projets industriels depuis 20 ans. J’apporte sur un autre angle, une vision globale, de la stratégie … et j’ oblige les gens à travailler ensemble pour un objectif commun.
« Ce qui m’importe, c’est de mesurer les actions, toucher du doigt les résultats. »
En 2012, deuxième session. Je suis parti en Inde et à Hong Kong. On était à peu près sur les mêmes thématiques. Le champ culturel était complètement différent, ça m’a beaucoup ouvert. J’ai beaucoup appris dans les échanges avec la population, et la société indienne m’a touché profondément. J’ai reçu quelque chose là-bas, dans le rapport aux autres ou à la nature.
En 2013, je change de job au sein du Groupe. Début 2014, Engie décide de développer l’open innovation. Je me suis passionné pour ça, en me disant « je veux faire quelque chose ici, à Clermont, j’ai le pouvoir (…) d’être acteur de choses concrètes » et du coup ça va bien au-delà du professionnel. Que ça se passe au Bivouac ou au Conseil de Développement du Grand Clermont.
« Le public/privé, c’est un modèle de coopération pour le territoire »
Dans ce qui me touche de près, il y a les travaux qu’on mène avec le conseil de développement du Grand Clermont sur le bio-éthanol. C’est un projet emblématique. En une phrase: produire des matériaux plastiques à partir de la ressource forestière. L’idée est de créer une unité industrielle dont l’implantation est directement liée à un des atouts du territoire qui est l’abondance du gisement forestier. (…) Ce projet est symptomatique de ce que nous devrons faire à l’avenir pour réduire notre dépendance aux matériaux d’origine fossile. Dans le métier de l’énergie, on produit et produira toujours plus d’énergie verte et décarbonée. C’est pareil pour les matières plastiques, il vaudra mieux aller chercher de la biomasse pour les produire.
Mais, finalement, la véritable innovation réside dans le développement d’un modèle de coopération territoriale. On a ici un triptyque collectivités/industrie/monde rural et forestier. Si ces trois piliers n’ont pas la même puissance et ne coordonnent pas leurs efforts, le projet ne se fera pas.
Comment ce projet s’insère-t-il dans notre relation nouvelle avec Lyon ?
Le public/privé, c’est un modèle de coopération pour le territoire. C’est ce que je défends. Pour moi, l’intelligence est collective. (…) Si on veut produire de la richesse demain, aussi bien économique que sociétale, c’est par ce genre d’actions qu’on peut faire des choses intéressantes. Le côté territoire d’expérimentation, ça ouvre un véritable potentiel.
Je ressens une vraie prise de conscience sur le besoin de faire des choses sur la base de nos forces, pour ne pas subir. Je milite pour ne pas faire des choses contre Lyon, ni pour Lyon, mais avec Lyon … et même avec d’autres. Début 2016, j’ai rencontré beaucoup d’acteurs lyonnais: leur sujet, c’est l’Europe, c’est l’international. Nous, c’est ça qu’on doit regarder, pas Lyon. Et on a beaucoup d’atouts pour ça car on a un beau tissu industriel avec des entreprises qui exportent. (…) On a de belles locomotives industrielles. Et, plus que les usines, c’est la présence des quartiers généraux qui apportent énormément et tire l’ensemble vers le haut.
Peut-être qu’en Auvergne, on a un excès d’humilité quand on se tourne vers l’extérieur. Avec la réforme territoriale, je dis qu’il faut bomber le torse, être fier de ce qu’on fait ici. (…) Et c’est en faisant ça que nous jouerons gagnant dans la nouvelle région.
Tu accompagnes et encourages aussi beaucoup de projets autour de l’innovation, comme le Bivouac.
J’ai une expérience qui commence à être longue et qui peut profiter à d’autres. C’est un moteur suffisant pour que je passe du temps à accompagner des porteurs de projet au sein du Bivouac. Quand tu prends Metaverse Concept et Laou [deux start-ups accompagnées au Bivouac], ce sont deux sujets complètement différents dans des domaines qui me sont étrangers, avec des business models spécifiques et portés par des entrepreneurs aux personnalités bien marquées. C’est génial de pouvoir faire la synthèse avec ces gens-là et de leur apporter quelque chose, de transmettre et en même temps d’apprendre.
[Concernant le Quartier Numérique – aujourd’hui le Bivouac] J’y suis rentré avec Franck Raynaud. (…) Je lui ai présenté notre dispositif d’open innovation … et Franck m’a présenté le projet du Quartier Numérique. On nouait alors [chez Engie] des partenariats avec des incubateurs, et l’idée était de pouvoir incuber des projets de nos collaborateurs dans des structures externes. Et donc de s’imprégner de nos différents écosystèmes d’innovation. Par exemple, pour pouvoir détecter des start-ups qui nous aideraient à développer de nouvelles offres de service, d’accélérer notre appréhension du digital, etc. Ce sont des besoins très en lien avec la stratégie du groupe.
« Le Bivouac doit garder ce côté foisonnant (…), l’esprit pionnier. »
Aujourd’hui, c’est une très belle chose: le Bivouac vit, se structure, mais reste encore souple. Si j’ai une attention à porter, c’est qu’il faut qu’il reste dans un esprit d’ouverture. Il ne faut pas céder à la facilité de vouloir trop structurer le processus. Le Bivouac doit garder ce côté foisonnant, et qu’il puisse se développer ainsi. (…) Garder l’esprit pionnier, l’esprit start-up. [Là aussi], c’est un vrai équilibre entre les partenaires privés et publics. Il a permis une compréhension mutuelle des enjeux de chacun, et on en a tiré le meilleur parti. Je suis très positif sur ce qu’on a produit là.
Finalement, après Paris, Lyon, Niort, tu t’es beaucoup enrichi humainement à Clermont.
En arrivant ici, j’avais un projet de vie à 10 ans. Je savais, vu mes fonctions, que la mobilité faisait partie du jeu. Tu ne peux pas être cadre dirigeant et refuser la mobilité. Il faut s’adapter, ça fait partie des règles. (…) Mais l’équilibre passe aussi par la famille, et on a un principe: tant que l’on est ensemble, tout va bien. On avait décidé que ça se passerait bien. (…) C’est important, car tu vois les choses positivement. Et finalement on est restés 18 ans.
[Maintenant], mon projet de vie c’est ici. On est à Aubière, on a trouvé des gens avec qui on a noué de profondes relations. (…) Mon voisin d’en face était viticulteur (…) Il est décédé [en 2016] à 85 ans, malheureusement … Il est né dans sa maison que ses grands-parents avaient construite. Quand on est arrivés, il était encore en activité, il vendangeait à la main. On a vécu les vendanges avec eux, on a bu le vin doux … un accueil très ouvert, ils nous ont invité chez eux … et le tout en plein cœur de la ville. Pour moi, il symbolise ce qu’est un Auvergnat: accueillant et attaché à ses racines.
Tu arrives aussi à pratiquer des sports de manière assez intense
J’ai trois piliers de vie: le cercle familial, le travail, le sport. L’un ne va pas sans les autres. Et j’ai le même type de défis au niveau sportif. J’ai fait un certain nombre de raids multi-sports un peu partout en France … j’aime bien ce qui est exigeant, mais en même temps j’y vais pour le plaisir, pour le partage. (…) J’aime beaucoup les sports nature et l’orientation. C’est la carte, la boussole, la découverte du terrain, tracer son chemin avec ça.Y trouver un exutoire.
L’endomorphine est la meilleure drogue qui soit. Je dis souvent à mes collaborateurs de prendre une heure pour faire des activités physiques. Ce n’est jamais une heure perdue. Cette heure-là est productive sur le plan de la santé, de l’énergie, de la préservation de son mental. La compétition, c’est autre chose, c’est la notion de dépassement de soi. Contrairement à ce qu’on peut penser, ces sports d’endurance qui sont réputés pour être individuels, on peut les pratiquer de manière collective. Quand tu fais un raid par équipes de trois ou quatre, forcément il y a une solidarité. Quand on fait 3 jours d’épreuves à 8-10 heures par jour, on a tous un moment moins bien, on a tous besoin de l’appui moral ou physique des autres. C’est ce qui est extrêmement intéressant à partager. On ne peut pas tricher. Dans ces situations, ta vraie nature se révèle. Et les gens bien sont vraiment des gens bien.
Propos recueillis le 28 novembre 2016
Revus avec Denis Tessier en janvier 2017
Prochain focus: la mobilité dans l’écosystème, six mois après le label French Tech