Entretien / Frédéric Domon et Yan Bailly apprennent toujours

Entretien / Frédéric Domon et Yan Bailly apprennent toujours

Par Damien Caillard
et Cindy Pappalardo-Roy

Saviez-vous que nous bénéficions, dans l’écosystème clermontois, d’une start-up très en pointe sur les questions de formation et de digital ? Avec Yan Bailly et Frédéric Domon, Preda – basée à Pascalis – a pu lancer plusieurs offres de micro-learning, et notamment Cikaba, une plateforme numérique dédiée à l’accueil-sécurité en entreprise. Très impliqués pour l’attractivité du territoire à travers les Uphéros, Yan et Frédéric sont également co-fondateurs du Connecteur.


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À travers vos projets entrepreneuriaux, vous avez un positionnement fort sur le “learning” : comment cela a-t-il émergé?

Frédéric : Vers 2007, j’ai eu envie de monter ma boîte [sur Lyon]. Auparavant, mon travail consistait à monter en compétences des écosystèmes assez larges. Cela m’a sensibilisé aux problématiques de transmission de connaissance. À cette époque, je voyais aussi l’émergence des réseaux sociaux. Même si l’on ne parlait pas encore de sérendipité*, c’est en croisant ces deux sujets que je suis tombé sur les premières expériences de social learning**. Un grand révélateur aura été la conférence TED d’un chercheur indien Sugatra Mitra, qui parlait d’une expérience « The hole in the wall » : il y montrait que l’on peut apprendre sans professeur, que la formation est essentiellement sociale.

Tu es devenu un expert en la matière…

FJ’ai créé, avec une centaine d’experts, un think tank pour mieux faire connaître ces innovations pédagogiques en France. J’ai pu échanger avec Peter Senge, le père du concept d’organisation apprenante ou Etienne Wenger qui a développé la théorie des communautés de pratiques. On a travaillé avec Jay Cross, l’inventeur du terme e-learning ou encore avec Stephen Downes qui fût à l’origine de ce qu’on nommera dix ans plus tard les MOOC***. Ce fût une période extrêmement riche en rencontre, en échange, durant laquelle j’ai créé ma première boîte : une agence conseil baptisée Socialearning.

J’ai créé un think tank sur le sujet en 2007, pour faire connaître en France le social learning. (Frédéric)

C’est là où j’ai fait mes premières conneries d’entrepreneur (dont je témoigne dans le livre de Sylvain Tillon). Malgré un énorme succès d’estime, Socialearning n’a jamais réussi à vraiment décoller. Entre l’intérêt et le chéquier, l’écart était trop grand. Quelque soit l’analyse de marché réalisée, ce qui valide réellement un concept, c’est le bon de commande signé. Avec Socialearning, j’ai juste réussi à évangéliser le marché national. Mais j’ai beaucoup appris de cette expérience.

Yan anime son premier Uphéros à Epicentre Factory

Comment vous êtes-vous rencontrés sur Clermont ?

Yan : Je me suis toujours impliqué dans les écosystèmes dans lesquels j’étais, que ce soit à Hong Kong ou à Clermont. Le sujet de l’attractivité arrive rapidement dans les discussions. Je travaillais par exemple dessus à l’université de Grenoble : comment mettre un point, un nom sur une carte nationale ou internationale. Souvent, quand tu demandes à l’étranger, les gens connaissent la France, situent Paris, et c’est tout. [Pourtant,] le sujet de l’attractivité est d’autant plus intéressant qu’il est bénéfique à tout le monde. C’est comme cela qu’on s’est connu avec Fred, au travers d’Auvergne Nouveau Monde : nous avions tous les deux envie d’agir pour notre territoire.

Quelle est la solution concrète que vous avez mise en place?

F : En Auvergne, je trouve que les gens sont parfois trop passifs, ils attendent que les institutionnels impulsent le mouvement. Je suis persuadé que l’on peut faire des choses en tant que membre de la société civile. Si on dit : « il ne se passe rien »; je réponds : « alors, faisons ! ».

Le sujet de l’attractivité est d’autant plus intéressant qu’il est bénéfique à tout le monde. (Yan)

À Toulon par exemple, les acteurs n’ont pas attendu la French Tech, ils ont monté My Little French Tech et ça marche très bien ! A Lyon, nous avions organisé des rencontres entre porteurs de projet et des entrepreneurs qui ont donné par la suite les Apéros Entrepreneur, la Cuisine du web et bien d’autres choses. Les institutions ont aidé et accompagné ces démarches pour créer un puissant mouvement collectif. Avec les pionniers d’Auvergne Nouveau Monde, nous avons proposé d’apprendre à se connaître avec un dispositif très simple à mettre en place : ce fut le début des Uphéros.

Revenons au Learning. Comment est né Preda?

Y : Fred m’a présenté ce projet, ça a fait sens pour moi. J’étais aussi dans une démarche entrepreneuriale, et comme on était alignés sur notre analyse et nos idées, on s’est lancés ensemble avec Laurence Benoist qui quittait ses responsabilités de RRH dans un grand groupe.

Les cofondateurs de Preda : Frédéric Domon, Laurence Benoist et Yan Bailly.


F : Je ne voulais pas reproduire l’expérience de Socialearning. Alors on a passé plusieurs mois à tester notre concept avant de se lancer. Pour résumer Preda (qui veut dire en ancien slave « enseigner »), c’est une agence qui propose la digitalisation de contenus de formation sous le format micro-learning.

Comment a évolué la start-up?

F : L’agence était une première étape de notre cheminement. Le mode classique de développement d’une start-up est d’aller chercher des financements qui doivent te permettre de trouver ton marché, ton produit, ton positionnement, ton modèle économique. A l’inverse, nous avons voulu tout de suite générer du cash en mode agence, un modèle que l’on nomme bootstrapping. On a fait ce choix-là car cela permettait d’avoir un retour marché immédiat et de partir en auto-financement jusqu’à ce que l’on [rende] notre produit industrialisable.

Votre produit phare est désormais Cikaba. Quel rapport avec Preda ?

Y : Avec Preda, nos clients nous ont rapidement amené sur des enjeux de prévention et de sécurité, comme GRDF et Philippe Métais avec le projet Tefépamal. On a d’ailleurs gagné le prix national de l’innovation KiOZ avec ce projet. Cela nous a amené une vraie crédibilité, et on a pu travailler avec d’autres clients sur cette problématique.

Preda, start-up gagnante du prix de l’innovation Kioz de GRDF avec son application « Tefépamal » dédiée à la formation sécurité des salariés.

Nous avons pu rencontrer une équipe de Sanofi qui souhaitait que l’on travaille sur leur process d’accueil-sécurité. [Il s’agit] d’une obligation légale qui implique de former aux règles de prévention et de sécurité tous les nouveaux arrivants sur un site. Cela concerne par exemple les nouveaux collaborateurs, les intérimaires ou encore les sous-traitants qui doivent accéder à un site.  Nous avons prototypé une plateforme qui répondait à ces besoins.

Très vite, nous avons réalisé que ce besoin n’était pas spécifique à ce client mais qu’il correspondait à une réalité du marché. A partir de ce constat, nous avons développé Cikaba qui est devenu notre activité principale, même si Preda continue en tant qu’agence.

À ce moment, Yan, tu es parti un an à Montréal. Quel impact cela a-t-il eu sur l’activité?

Y : Je suis parti à Montréal autant pour des raisons personnels que parce que nous venions d’intégrer l’incubateur le plus célèbre du pays, District3 qui a une démarche très terrain, très opérationnelle. On y a été beaucoup challengé sur la proposition de valeur de notre offre. Au début, on avait une vision très « ingénierie pédagogique » en retravaillant toutes les formations de nos clients que l’on intégrait dans la plateforme.

Yan à Montréal, lors d’une visite de son associée Laurence, dans les locaux de l’incubateur District3.

On s’est rendu compte que le marché « achetait difficilement” ce travail. Même si nous savions que l’on n’a jamais raison contre le marché,  nous nous étions enfermés dans une bulle cognitive, nous voulions être plus “royalistes que le roi” sur la formation. Mais la valeur perçue de notre offre se situe dans la simplicité de déploiement, la disponibilité et surtout la traçabilité et les gains de productivité que Cikaba offre.

On a vu Montréal comme une opportunité d’accéder à un nouvel écosystème. (Frédéric)

F : On a beaucoup investi pour développer la plateforme, comprendre le marché, la tester auprès d’utilisateurs et se développer commercialement. On commençait à bien avancer. On a par exemple gagné le prix de l’innovation lors du plus gros salon de notre secteur. Aussi, on a vu Montréal comme une opportunité d’accéder à un nouvel écosystème.

Quelles modifications avez-vous effectuées suite à cette “internationalisation”?

Y : On a travaillé à améliorer notre produit pour renforcer sa valeur perçue. On a également beaucoup investi pour pouvoir industrialiser plus fortement notre offre.

F : Cela nous a permis de se poser les bonnes questions. Je dis souvent que le seul métier durable, c’est apprendre. C’est ce qui nous porte aussi avec Yan. Je pense que l’on touche à une valeur fondamentale de l’entrepreneuriat. Il faut constamment se remettre en question, faire preuve de résilience. Chaque étape, chaque épreuve est une opportunité. Il faut avoir une démarche optimiste.

La première réunion d’information du Connecteur, qu’ont co-fondé Yan et Frédéric

Vous avez choisi de vous développer à partir de Clermont. Quel regard portez-vous sur l’écosystème local?

Y : Nous sommes l’une des rares start-up du territoire dans le secteur des ed-tech****. Cela ne facilite pas forcément notre visibilité. Mais je suis optimiste, il n’y a pas de raison de ne pas réussir ici.

F : En Auvergne, on a aucun complexe à avoir. Tous les ingrédients sont là même s’il faut sans doute jouer plus collectif pour être plus fort.

 

*Sérendipité : fait de réaliser une découverte scientifique ou une invention technique de façon inattendue à la suite d’un concours de circonstances fortuites et très souvent dans le cadre d’une recherche concernant un autre sujet.
**Social Learning : le principe est simple, on apprend mieux à plusieurs.
***MOOC : Massive Open Online Course.
****Ed-tech : le secteur d’activité start-up des « technologies de l’éducation »


Pour en savoir plus :
le site officiel de Preda
le site officiel de Cikaba


Entretien réalisé les 24 janvier et 5 février à Pascalis par Damien Caillard. Propos synthétisés et réorganisés pour plus de lisibilité par Cindy Pappalardo-Roy, puis relus et corrigés par Frédéric.
Visuels fournis par Frédéric sauf la photo de Une, par Damien Caillard pour le Connecteur.

Résumé/sommaire de l’article (cliquez sur les #liens pour accéder aux sections)

  • #Learning – Vers 2007, Frédéric Domon a vu, dans l’émergence des réseaux sociaux, l’opportunité du social learning : l’apprentissage en commun, via les outils numériques. Il a rapidement participé au lancement d’un think tank national sur le sujet et créé sa première boîte : une agence conseil baptisée Socialearning. Pourtant, il était encore trop tôt pour le marché : les MOOC et les plateformes d’apprentissage social ne sont devenus une norme que plus tard. Socialearning avait participé à l’évangélisation, mais sans trouver le succès escompté.
  • #Attractivité – Yan s’est toujours impliqué dans les écosystèmes dans lesquels il était présent, en France comme à l’étranger. Il reste persuadé que l’attractivité est bénéfique pour tout le monde sur un territoire. C’est comme cela que lui et Frédéric se sont connus, chez Auvergne Nouveau Monde notamment dans le cadre des premiers Uphéros ou encore du TEDxClermont : comment faire « exister » Clermont sur une carte de France ?
  • #Preda – Les deux amis avaient un autre point commun : l’envie d’entreprendre . Avec Laurence Benoist, ils fondent l’agence conseil Preda, qui propose la digitalisation de contenus formatifs ou informatifs sous forme de micro-apprentissage. Le mode agence leur a permis de générer du cash rapidement et de viser l’auto-financement, avant de lancer un produit réellement industrialisable. C’est ce qu’ils appellent le bootstrapping. Plusieurs succès furent au rendez-vous, notamment avec Philippe Métais de GRDF – grâce auquel ils ont remporté un prix national de l’innovation.
  • #Cikaba – Suite à une rencontre avec des équipes de Sanofi, Yan et Frédéric ont réalisé que la problématique de l’accueil-sécurité sur les sites industriels était largement partagée. À partir de ce constat, ils ont développé une plateforme numérique dédiée : Cikaba. C’est aujourd’hui devenu leur activité principale, même si Preda continue en tant qu’agence. Cikaba a été rentable dès la première année et ils ont basculé toutes leurs capacités d’investissements pour développer la plateforme, comprendre le marché, la tester auprès d’utilisateurs et se développer commercialement.
  • #Montréal –  En 2017, Yan part pour un an au Canada, notamment dans le cadre de l’incubateur District3 à Montréal. C’était l’opportunité d’intégrer un nouvel écosystème plus international. Cela leur a permis de tester le travail à distance, mais surtout de faire évoluer la proposition de valeur de leur offre Cikaba. D’une approche « ingénierie pédagogique » pure, ils l’ont orientée sur la simplicité de déploiement et la traçabilité des gains de productivité, plus en phase avec les attentes du marché.
  • #ÉcosystèmeLocal – L’équipe est à nouveau complète en Auvergne. Ici, Frédéric regrette que les acteurs locaux soient parfois trop passifs, ne prennent pas assez d’initiatives. Pour Yan, malgré la rareté des start-ups dans l’ed-tech sur Clermont, il reste optimiste sur les chances de succès de Preda et de Cikaba.

À propos de Véronique Jal

Ma ligne guide depuis 15 ans, c'est le management de projets collectifs à fort "sens ajouté" : les fromages AOP, les hébergements touristiques, la démarche d'attractivité d'une région... et aujourd'hui l'innovation territoriale via un média associatif Toulousaine d'origine, j'ai découvert et choisi l'Auvergne que mon parcours pro m'a amenée à connaître sous plein de facettes. J'adore cette activité qui nous permet d'être en situation permanente de découverte.