Par Damien Caillard
C’est sans doute le projet le plus surprenant de la première promo « BaseCamp » du Bivouac, en avril 2016 : Auditien, Serious Game destinés aux professionnels des prothèses audio. Derrière ce service B2B de niche, il y a Guillaume Allermoz, « historique » d’Epicentre, un des rares spécialistes sur le sujet des audio-prothèses et du numérique. Hearwear Project est son entreprise, éditrice de l’application Auditien. A travers elle, il souhaite maximiser la valeur utilitaire apportée aux professionnels de l’audition comme aux particuliers concernés, dans une logique RSE qui l’anime depuis bientôt vingt ans.
Ton produit le plus visible est donc un Serious Game. Quel est l’intérêt pour des professionnels de ce type d’approche ?
J’ai toujours été un peu gamer, pas beaucoup mais un peu. Dans le jeu vidéo, il y a un côté stratégique qui met l’intelligence humaine à rude épreuve, et qui demande aussi une synchronicité extrême dans les gestes [par exemple dans des jeux de type Splinter Cell]. Pour passer ces stades, il faut de l’entraînement, de la réflexion, du courage … et, dans un petit espace-temps virtuel, on voit ce que l’humain est capable de faire.
Je trouvais aussi fascinant le plaisir que tu avais à affronter cette difficulté dans le jeu. Alors que, dans la vraie vie, affronter la difficulté n’est pas très drôle. Dans le jeu, l’approche mentale est différente car il y a des récompenses visibles. Ce sont des étapes que l’on complète. Moi, je suis souvent sur des dossiers ouverts pendant des mois, hyper complexes, qui ne se referment presque jamais. [Dans le jeu], il y a un côté « finitude » qui me plaît bien. On fait une étape, on valide, et on a la satisfaction d’avoir fini.
Je suis tombé sur le Serious Game assez tardivement, vers 2008-2009 (…) et je trouvais ça super malin. Pour la simulation médicale, un exemple m’avait marqué : un médecin en salle d’opération voit arriver un patient. Il n’a pas beaucoup de temps pour décider, et il peut faire maximum trois tests sur les dix disponibles. Il va devoir choisir lesquels faire, et prendre des décisions rapidement en fonction des résultats. Et, si tu prends une mauvaise décision, tu t’embarques – toi et ton patient – dans la mauvaise direction. Du coup, il faut se former, s’éduquer, s’entraîner.
Pourquoi avoir appliqué ce concept aux appareils pour l’audition ?
La notion de business n’était pas dans mes gènes. Je suis musicien depuis mes plus jeunes années. Je suis hyper réceptif au son, le côté universel de la musique est humainement très positif. [Ensuite,] mon père, qui était dentiste, gérait sa boîte en tant qu’associé. J’avais très tôt vu les facettes d’être à son compte dans la gestion et dans la liberté que cela donne : ça me plaisait bien. Ma mère, elle, s’occupait du centre d’orientation du lycée. Elle est venue me voir, m’a dit que le domaine de l’audio-prothèse était intéressant, lié au son, à la musique, au para-médical. Elle avait aussi vu que les débouchés étaient bons, et ils le sont encore ! C’est une chance pour moi aujourd’hui, dans le sens où je me retrouve en situation d’expertise, avec un peu de connaissance dans un endroit où il en manque.
Sur l’aspect médical, [l’audio-prothèse] est un métier passionnant. Quand tu regardes comment l’audition fonctionne, c’est assez incroyable. Tu verrais à quel niveau de détail les chercheurs vont dans ce domaine … il y a des neuro-scientifiques qui m’ont complètement scotché pendant trois heures, tu te dis que c’est juste magique. Aujourd’hui, les technologies auditives peuvent entrer dans le domaine de la « wear » [comme le sportswear, par exemple]. On a des dispositifs géniaux, qui ont de la gueule, qui te streament de la musique, qui enlèvent le bruit de l’avion tout en te laissant entendre ton voisin … et il faut pourtant des médecins, des audiologistes, des gens extrêmement pointus. Car, quand ton audition part en sucette, ce n’est pas le vendeur de la FNAC qui va résoudre ton problème. Il faudra aller beaucoup plus loin avec une connaissance très fine.
C’est l’objet de ta société ombrelle, Hearwear Project …
Hearwear Project, c’est l’idée de marier les deux. Le fil rouge, c’est essayer de démocratiser les technologies auditives, pour que les audio-prothésistes arrêtent d’être dans un ghetto pour vieux et pour sourds. J’ai fait du consulting (…) et j’ai lancé le Serious Game une année plus tard. Aujourd’hui, c’est Auditien. Le jeu apporte quelque chose d’extrêmement précieux, dans le sens où il donne une expérience positive dans l’apprentissage – rewards, achievements, toutes ces récompenses qui t’aident à avoir envie de progresser. Et quand tu l’as fait, c’est fini, c’est prouvé. Tout cela est très vertueux, et fun en plus – pour l’utilisateur comme pour l’entrepreneur.
Le fil rouge de Hearwear Project, c’est essayer de démocratiser les technologies auditives, pour que les audio-prothésistes arrêtent d’être dans un ghetto pour vieux et pour sourds
Mais c’est un métier un peu compliqué : il y a des fabricants d’objets, des distributeurs, et des consommateurs. Je me positionne pour savoir si le produit fabriqué est intéressant, et si oui comment l’utiliser. Je suis aussi en capacité de former un distributeur à l’existence de ce nouveau produit et à son fonctionnement. Je suis enfin en lien avec le consommateur pour dire éventuellement que tel produit est intéressant, même si, aujourd’hui, [mon activité] est surtout B2B.
Tu avais néanmoins commencé par une expérience B2C dans le retail
J’avais été associé pendant 5 ans pour monter un magasin d’audition à Clermont [aujourd’hui Audiens Maison Finet, 26 bvd Charles de Gaulle à Clermont]. J’étais manager du point de vente, avec une équipe. Il y avait un concept store de 150m2 qui était génial, j’en suis encore fier ! [Mes associés étaient] trois opticiens : historiquement, il y a une proximité. Tous les grands groupes d’optique se sont mis à l’audio. C’est intéressant car les opticiens ont beaucoup de trafic, ce qui manque à l’audio-prothèse. Cela permet de capitaliser sur la fidélité et la relation client, pour la transférer en tant que tiers de confiance – rôle joué par l’opticien.
J’y ai acquis l’expérience de l’association. Ça m’a appris que les erreurs que tu fais [en finance], tu les payes pendant longtemps. En même temps, la finance permet d’avoir des projets ambitieux. Si tu veux te développer, il faut avoir un peu de surface, surtout dans le retail. Il y avait [aussi] un côté marketing opérationnel : qu’est-ce qui est utile dans le magasin ? Le concept store, c’était une surface nue de 150m2, il fallait tout inventer. J’ai créé 7 espaces : là ce sera un show-room, là on va mettre l’accueil, là un salon d’attente où les gens seront bien, là un studio avec une baie vitrée de 6 mètres parce que c’est agréable d’avoir de la lumière dans ces pièces qui sont en général aveugles. Puis, on avait de beaux tableaux d’art, des enceintes dans le plafond partout … l’énergie qu’on peut avoir dans un magasin, il faut que les équipes puissent s’en nourrir. Je l’avais appris [lors de mes études] en Nouvelle-Zélande, j’avais fait tout un travail sur les « atmospherics » – les odeurs, la lumière, la musique, tout ce que tu ressens. Pour moi, c’était un terrain de jeu et d’expérimentation qui a été majeur, car je m’y suis senti bien, j’ai fait du chiffre, tout s’est bien passé, et en même temps je pouvais apporter cette contribution très personnelle.
Tu as été ensuite le premier co-worker d’Epicentre. Qu’est-ce que ça t’a apporté ?
Je venais juste de créer ma boîte [Hearwear Project, donc, le 15 mai 2013], et Epicentre a dû ouvrir au public à ce moment. J’avais un rendez-vous avec Henri Chibret [des laboratoires Théa] : je devais le recevoir, il fallait que je trouve un bureau … ça a commencé comme ça. J’avais besoin d’un lieu comme ça, mais aussi de ne pas être isolé – je venais de revendre mes parts [dans Audiens Finet] et je créais quelque chose from scratch.
Epicentre m’a montré qu’en étant très sérieux au travail, on pouvait très bien travailler sur un canapé ou une terrasse.
Je trouve qu’on n’a pas – jusqu’à ce que je tombe sur Epicentre – de lieu où on peut arriver au boulot avec une casquette et un t-shirt troué. Quand je suis arrivé à Epicentre, c’était l’été, et on pouvait mettre des tongs … et il y a des gens qui te donnent confiance dans le fait que tu peux venir comme ça au boulot. Ca m’a beaucoup rendu service, car ça m’a montré qu’en étant très sérieux au travail, on pouvait très bien travailler sur un canapé ou une terrasse. [En Californie], tu as des entrepreneurs « west coast« , qui sont en tongs, et le mec à côté de toi il est aussi en tongs, mais c’est Zuckerberg. Et il arrache les murs. Ça n’a rien à voir avec sa tenue et son attitude au travail. Et je trouve que le Serious Game est marrant car il synthétise bien cela.
Tu as ensuite intégré le Bivouac en 2016.
L’expérience du Bivouac est globalement extrêmement positive. Par exemple, la levée de fonds : j’étais très rétif à cette idée. Je n’aime pas la finance pour la finance, ça risque de m’entraîner dans une logique de profit, ce que je refuse (non pas les profits, mais n’avoir que ça en tête). Ça fait douze mois qu’on en parle [avec le Bivouac] … et aujourd’hui, je commence à travailler très activement à cette levée de fonds ! Mais, pour aborder le sujet de manière sereine et en phase avec mes valeurs, il m’a fallu tout ce temps-là. [En fait,] les investisseurs te demandent juste d’être toi et de réussir.
Le Bivouac m’a [aussi] aidé à avoir plus de lucidité sur les différents sujets. Et puis savoir mieux naviguer. C’est vrai qu’être entrepreneur avec de l’ambition, c’est accepter des complexités extrêmement variées : on est sur du juridique, de la finance, du marketing, de l’IT, du développement … plus le management, [car] je suis très attentif à ce que les gens soient bien et heureux dans leur boulot.
Comment vois-tu le développement de ton projet ?
Je suis un électron libre. Le fait d’être tiers de confiance me va pas mal. Je ne crée pas d’objet, mais je les surveille de très près, pour dire ce qui est intéressant. J’ai des avis basés sur l’usage pour l’utilisateur, et le potentiel de soin. Mais je ne suis pas un vendeur : acheter 100 et revendre 200, je n’ai pas du tout cette fibre-là. J’aimerais accompagner le consommateur pour qu’il aille voir le professionnel au bon moment. Je serais créateur de lead : puisque je forme les [pros], je suis capable de savoir qui sont les meilleurs. S’il y a 100 000 points à prendre sur le Serious Game, et que dans une région un distributeur en a 80 000 et un autre 10 000, je pourrai dire au consommateur d’aller voir le premier et pas le second. Et il y a des spécialisations, aussi. C’est difficile à savoir, et ça implique une connaissance très fine de ces professionnels.
Je suis un électron libre. Le fait d’être tiers de confiance me va pas mal.
Maintenant qu’on termine l’accélération [au Bivouac], on va avoir besoin d’un nouveau siège pour embrasser notre [future] croissance. Et elle n’est pas facile à prévoir. Aujourd’hui, on est 3, demain 5, dans un an peut-être 7, 10 ou 20 … je ne sais pas. Donc, si tu veux pas avoir sans cesse à déménager, il faut une structure qui soit capable de pousser les murs au sens propre : il y a une cloison là, on la pousse, on prend 2 mètres en plus. Et, pour garder cette dynamique, il faut rester avec d’autres entrepreneurs, pas trop loin de l’écosystème. C’est ce qui manque aujourd’hui, il faut l’inventer.
Tu souhaites avant tout être fidèle à tes valeurs
C’est ce que je veux synthétiser aujourd’hui dans Auditien : je crée de la valeur pour le consommateur, pour la santé publique, pour les professionnels qui ont besoin de se former. Et c’est ça que je veux mesurer. Pas la valeur financière de ce que je produis. Un truc qui m’avait marqué pendant mes études en Nouvelle-Zélande : il y avait des cours sur la RSE [Responsabilité Sociétale d’Entreprise]. Là-bas, ils ont une fibre « nature » extrêmement forte. La planète, on croit qu’on la maîtrise, alors que pas vraiment. Et certains business models la défoncent. [Dans la RSE], il y a des stakeholders, des parties prenantes, et ça m’a beaucoup marqué. Je cherche systématiquement comment optimiser pour un plus grand nombre d’acteurs, y compris pour la planète. C’est très très fort dans les générations Y et Z.
[Souvent] on te dit « si tu fais pas de levée de fonds, t’entreprends pas » ou « si ton business model n’est pas clair, d’entreprends pas ». Non ! Regardons la valeur telle qu’on la crée, puis après il faut monétiser ça de manière à pouvoir continuer. On a envie d’avoir un truc qui réponde à une équation un peu plus large que notre propre confort.
Entretien réalisé au Bivouac le 30 mai 2017
Auditien sera en démonstration grand public le 21 juin 2017
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