Le monde du travail est en mutation. Deux modèles d’organisation se développent parallèlement. D’un côté un management pyramidal et de l’autre, une approche plus horizontale.
Tendance de fond ou effet de mode ?
On donne la parole aux collaborateurs, mais font-ils réellement entendre leur voix ?
Entretien avec Brigitte Nivet, enseignante-chercheuse depuis 16 ans à l’ESC Clermont Business School. Elle travaille sur les sujets d’innovation managériale dans les entreprises.
Brigitte Nivet, bonjour. Avant de parler innovation managériale, est-ce que tu peux nous parler un peu de ton parcours ?
Brigitte Nivet : J’ai toujours voulu enseigner. J’avais envie de transmettre, c’était essentiel pour moi. J’ai fait des études d’histoire et j’ai passé le CAPES que je n’ai pas eu. J’ai tout de même intégré l’Éducation Nationale comme professeur vacataire en histoire et géographie dans un lycée de Vichy.
Ça a été un choc. J’étais animée d’une passion, j’avais envie d’un échange avec les élèves. Et là, je me suis retrouvée face à des lycéens très passifs et des collègues pas très coopératifs.
Et que se passe-t-il après ?
J’ai décidé de m’éloigner de l’Éducation Nationale. Je me suis dirigée vers le monde de l’insertion professionnelle et de la formation continue. J’ai réalisé notamment des formations à destination de personnes en grande difficulté. J’ai travaillé en milieu carcéral, avec les gens du voyage, des personnes au RMI comme on disait à l’époque. Ça m’a beaucoup appris, mais c’était aussi très engageant intellectuellement et émotionnellement. Au bout de quelques années, j’ai eu envie de faire autre chose. J’ai alors préparé un DESS à l’IAE en deux ans.
Après un premier poste dans une mission locale, j’ai commencé à travailler au sein des Chambres de Commerce et d’Industrie.
J’ai vraiment aimé cette période. J’ai pu accompagner des salariés dans leur progression professionnelle et des demandeurs d’emploi en reconversion. Je me suis alors orientée vers l’accompagnement RH des dirigeants. Nous avons notamment conçu des démarches adaptées aux petites entreprises.
Très bien. Et comment est-ce que tu es arrivée à l’ESC ?
’ai été sollicitée par le directeur de l’ESC Clermont. Historiquement, les écoles de commerce sont plutôt orientées grandes entreprises et grands groupes. Il voulait que l’on s’intéresse davantage aux petites entreprises.
Je me suis engagée sur une thèse et parallèlement, j’ai accepté de diriger l’école de la deuxième chance jusqu’en 2016 ; elle est intégrée à l’ESC depuis 2006.
De quoi traitait ta thèse ?
D’une manière générale, les consulaires et les politiques connaissent mal les petites entreprises. Pourtant, on essaye de leur imposer la même gestion que les grandes. Une PE, ce n’est pas une grande entreprise en miniature.
J’ai voulu évaluer les dispositifs que j’avais introduits dans les PE pendant mes années CCI.
Je suis allée interroger les dirigeants pour savoir ce qu’ils avaient fait de mes recommandations RH. C’est là que l’on réalise qu’il faut arrêter de penser qu’il y a un modèle générique et qu’il peut être transposé dans tous les secteurs.
C’est ce que l’on a fait dans le secteur public notamment dans les hôpitaux. On utilise les modèles du privé au nom d’une soi-disant efficacité pour les appliquer au public.
“Entreprendre et collaborer autrement”, c’est un des thèmes de la Clermont Innovation Week. Comment est-ce que l’on collabore aujourd’hui dans les organisations ?
Le monde du travail est très fragmenté. Il y a plutôt une multitude de pratiques qu’il faut observer et explorer pour en tirer des connaissances.
France Stratégie est l’organe de prospective de l’Etat. Il a essayé d’imaginer à quoi ressemblerait le monde du travail dans les prochaines décennies. Quel que soit le scénario, il y a toujours une dualité.
Il y a d’un côté, des organisations dans lesquelles le travail se réduit à l’application de protocoles stricts et, avec un management très hiérarchisé et des salariés interchangeables. C’est le cas par exemple des centres d’appels ou de la restauration rapide…
Et il y a d’autres secteurs, comme l’industrie, qui développent des organisations plus matricielles, moins hiérarchisées, mais avec une autonomie encore contrôlée, comme le Lean Management.
Pourtant, on voit aussi apparaître des modèles d’entreprises apprenantes. Elles font en sorte que l’autonomie soit une compétence et qui associent leurs salariés à la prise de décisions stratégiques.
Enfin, il y a de plus en plus de personnes qui cherchent à s’autonomiser, à ne plus dépendre d’un manager et/ou d’un employeur. C’est ce qui fait le succès de la microentreprise, de l’autoentreprise, du portage salarial ou de modèle d’entrepreneuriat salarié telles que les coopératives d’activité et d’emploi même si ces statuts ne conviennent pas à tout le monde et sont aussi porteurs d’écueils.
Tu as accompagné des entreprises dans la conduite du changement au niveau RH. Comment est-ce que l’on accompagne ce changement sans brusquer des modes d’organisation présents depuis des années ?
D’abord, on s’appuie sur nos expériences passées dans l’accompagnement d’autres entreprises.
Ensuite, je leur explique : “Si vous voulez faire évoluer le management, et transformer votre entreprise vous n’embarquerez pas les salariés si vous ne vous intéressez pas à leurs motivations et leurs ressentis. Donc, la première chose à faire, c’est un audit social.”
On explique aux dirigeants qu’ils n’ont qu’une vision partielle de leur entreprise. C’est en interrogeant les salariés sur ce qu’ils pensent et ce qu’ils vivent au quotidien dans leur travail que l’on va pouvoir avoir la vision globale et mieux comprendre un certain nombre de dysfonctionnements internes.
Cet audit passe nécessairement par un temps d’écoute. Ensuite, il faudra apporter des réponses concrètes aux difficultés rencontrées avant de s’engager dans un processus de changement impactant.
La mise en place de groupes de travail va être décisive pour développer un plan d’actions correctives, expérimenter de nouvelles pratiques, les évaluer et veiller à ce que tous les salariés participent. La création d’un comité de pilotage va alors être déterminant pour assurer le suivi et l’évaluation des actions mises en place et faire évoluer les pratiques.
J’ai souvent vu des entreprises qui faisaient appel à des consultants pour trouver des solutions à leurs problèmes.
Des consultants qui arrivent avec des recettes « miracle » qui ne fonctionnent pas. On a tendance à l’oublier, mais l’entreprise a ses propres leviers et ce sont les femmes et les hommes qui la composent.
Quelles sont les dernières tendances en matière d’innovation managériale ?
On a beaucoup d’effets de mode autour des notions d’autonomie, de responsabilisation et d’espaces de délibération. Il y a eu le courant de l’entreprise libérée, celui de l’entreprise responsabilisante, de l’entreprise holacratique et récemment de l’entreprise altruiste…
Les principes communs à ces courants se fondent sur l’initiative individuelle et l’intelligence collective : on fait confiance à ceux qui font.
Pourtant, on sent bien que ces modèles restent très fragiles. Ils s’effondrent dès l’arrivée de nouveaux actionnaires ou lors du changement des dirigeants.
En France, on a été un très bon élève du système pyramidal. Culturellement, nous avons des fondements très élitistes. Il y a une distinction très nette entre ceux qui dirigent et ceux qui exécutent. Il y a encore beaucoup de défiance au sein des entreprises. Dans les pays anglo-saxons ou en Europe du Nord, ça va de soi que l’entreprise se cogère avec les salariés et qu’on aboutisse à des logiques de compromis. Il faut faire évoluer les représentations .
Et qu’en pensent les jeunes générations ? On dit que les jeunes sont de plus en plus nombreux à rechercher du sens dans leur travail. Est-ce que tu ressens cela quand tu donnes des cours ?
On voit depuis quelques années qu’il y a un changement dans la typologie des étudiants. A l’ESC, par exemple, nous avons de plus en plus d’étudiants issus d’une moyenne voire petite bourgeoisie, des enfants de cadres intermédiaires, ou d’artisans. Ce ne sont pas du tout les mêmes profils que ceux que recrutent les grandes écoles de commerce élitistes parisiennes. Ils ont d’autres attentes.
Nous avons des jeunes dont les parents ont compris que l’enseignement supérieur donnait plus de chances pour trouver un travail. En France, le diplôme reste une garantie d’insertion.
Je constate une évolution, environ 20 % des étudiants (et cela progresse d’années en années) sont plus soucieux des enjeux sociétaux et environnementaux. Il n’y a plus la même fascination pour le profit et les signes extérieurs de richesse.
Avant, c’était vraiment difficile de débattre de ces sujets en classe. Chacun arrivait avec ses certitudes bien ancrées. Désormais, il y a une ouverture et beaucoup plus de nuances dans le propos.
Pourtant aujourd’hui, on n’a pas l’impression que le dialogue social soit très présent dans les organisations… ou même dans la société en général.
Brigitte Nivet : Lorsqu’une entreprise décide de donner un espace d’expression pour les collaborateurs, cela va forcément impacter les managers. Il est donc nécessaire de former les managers pour qu’ils comprennent que leur rôle change. Pourtant, il ne faut pas occulter le fait que ces espaces existent déjà.
Dans les entreprises, il y a des dispositifs qui permettent le dialogue social. Ils sont toujours actifs, mais n’attirent plus. Aujourd’hui, il est de plus en plus difficile de trouver des personnes pour intégrer un syndicat. Il y a une perte d’engagement et de confiance dans les représentants élus. Ça se retrouve aussi dans les organisations.
On veut bien faire communauté avec des gens qui nous ressemblent, mais on ne veut pas s’ouvrir au plus grand nombre. C’est cette notion identitaire qui remplace l’intérêt général et le principe démocratique.
C’est plutôt lugubre comme perspective ? Qu’est ce que l’on risque là ?
La démocratie est toujours un processus inachevé, c’est cela qui la rend fragile. Aujourd’hui il y a une crise profonde au sein de nos démocraties occidentales. Il faut se questionner sur ce qui ne fonctionne plus car le risque de délitement social est bien présent en 2021. Les entreprises ne sont pas des espaces démocratiques. Mais, elles peuvent se doter de principes s’en rapprochant en créant des espaces de délibération en renforçant l’expression de tous en devenant plus inclusive. L’entreprise est perméable à ce qui se passe dans la société, elle doit évoluer.
Le rétrécissement sur des petites communautés ne protège pas et crée des tensions de plus en plus grandes. Il faut voir ce qui nous réunit plutôt que ce qui nous sépare. Il faut retrouver le souci de l’autre.
N’oublions pas que nous avons une communauté de destin. Nous sommes tous des Terriens et nous sommes toutes et tous embarqués dans la même Histoire.
C’est l’instant carte blanche, quelque chose à ajouter ?
J’aimerais que l’on réintroduise dans l’enseignement supérieur ce qu’on appelait les Humanités afin de redonner une place dans nos institutions à la pensée afin de former à la complexité humaine et à la nécessité de débattre.
Il faut que nous retrouvions le goût de la pensée et de ces grands textes qui ont construit l’humanité.
Dans la tête de Brigitte Nivet
Ta définition de l’innovation : Une action qui explore,crée, expérimente du nouveau au service des besoins humains et de la réparation de la planète.
Une belle idée de start-up : s’emparer de la question de la préservation de l’eau potable, un enjeu fort pour toute l’humanité, cela tournerait autour de l’amélioration du traitement et recyclage des eaux usées, de la réduction de l’usage de l’eau potable dans la sphère domestique et au sein des entreprises (avec des systèmes de régulation d’accès), de récupération des eaux de pluies pour l’usage agricole…etc.
La start-up qui monte : Pêcheur.com (surtout pour l’exemplarité du projet managérial que porte Faustin Falcon)
Où est-ce que tu vas à la pêche à l’info : AOC, La vie des idées, Multitudes,Variations, Uzbek et Rica, Les Crises…
Une recommandation (livre, podcast, magazine, série) : La leçon inaugurale d’Alain Supiot au Collège de France (https://www.franceculture.fr/emissions/les-cours-du-college-de-france/grandeur-et-misere-de-letat-social)
la femme qui t’inspire / experte : la philosophe Simone Adolphine Weil (1909-1943) pour la puissance de sa pensée, sa philosophie du travail, son engagement politique et son souci de l’autre (sa référence avec l’Auvergne : en 1931, elle est nommée professeure de philosophie au Lycée du Puy en Velay et lors de l’hiver 1932-1933, elle soutient des syndicats ouvriers dans leur mouvement de grève et donne son salaire à la caisse de solidarité des mineurs)
L’Auvergnat.e d ici ou d’ailleurs avec qui tu aimerais bien boire un coup : Thierry Courtadon. J’aimerais bien boire un coup avec celui qui se qualifie de « pierreux » qui tord la matière pour la sublimer et relie dans son travail l’intellect et le geste, l’humain et la nature, le passé et l’avenir, le travail et la beauté dans des œuvres créées pour durer.