Entretien / Chloé Tankam, de la recherche à l’entrepreneuriat, de l’Auvergne au Cameroun

Entretien / Chloé Tankam, de la recherche à l’entrepreneuriat, de l’Auvergne au Cameroun

Par Damien Caillard


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Les pieds sur le sol auvergnat, la tête dans les étoiles camerounaises : Chloé Tankam est à la fois enseignant-chercheur à AgroParis Tech, et porteuse de projets innovants sur l’agriculture bio et l’entrepreneuriat en Afrique. Ayant vécu 13 ans au Cameroun, elle reste attachée à Clermont où elle a obtenu un Master 2 unique en France* suivi d’une thèse sur les marchés bio locaux au Kenya. Aujourd’hui, Chloé se laisse le temps de faire mûrir ses projets entrepreneuriaux, de s’enrichir progressivement de son expérience en recherche et en enseignement, et de construire sa vie personnelle et professionnelle entre les deux continents.

Comment t’es venue l’idée de ton premier projet entrepreneurial, Afribio ?

Pour faire court, je voulais me lancer sur les marchés africains. [Par exemple, ] le Cameroun est un gros producteur de denrées agricoles, aussi bien pour la consommation locale que pour l’export. Mais il me semblait que les agriculteurs mettaient pas mal de produits chimiques. Or, ils sont très peu formés, ou pas formés, à l’utilisation de ces produits. Donc ils s’exposent eux, leur santé, puis les consommateurs.

Chloé en visite d’exploitations bio au Kenya, durant sa thèse

Afribio, c’était une structure qui devait aider les locaux à réfléchir, et les accompagner sur le développement d’une filière agricole de proximité et de qualité, au Cameroun. Qu’elle soit bio, raisonnée, ou autre … le but était que les locaux définissent eux-mêmes leur besoin et le niveau de qualité qu’ils attendent. J’avais travaillé longtemps sur les marchés bio au Kenya [dans le cadre de ma thèse] et ça m’intéressait d’investiguer cette question dans mon pays d’origine. Et pouvoir fournir des produits qui permettent de nourrir la population de manière un peu plus qualitative et locale. Montrer que la qualité n’était pas finalement réservée à l’export ou aux Occidentaux.

Afribio a été un des projets lauréats de la première promo Cocoshaker

[Après ma thèse] j’ai commencé à réfléchir à un projet entrepreneurial. Un de mes directeurs de thèse m’avait suggéré d’aller voir ce qui se passait du côté d’Epicentre. Emmanuelle [Perrone] et Marion [Audissergues] faisaient le premier recrutement et ont été intéressées par le fait que je sois une fille, et que mon projet était international. Ça m’a poussé à formaliser l’idée. Ce projet était dans mon esprit et j’avais un bon feeling : les filles [de Cocoshaker] m’ont dit d’aller tester l’idée au Cameroun. J’ai fait l’oral de recrutement à distance, et j’ai démarré à Cocoshaker …

Qu’est-ce que t’a apporté ce programme d’incubation « entrepreneuriat social » ?

A l’époque, j’étais au chômage, j’avais vraiment beaucoup de mal avec ça. Et [à Epicentre, où se déroule Cocoshaker] j’ai découvert plein de gens qui avaient plein d’idées, plein d’envies de faire plein de choses et hyper en autonomie. De telle manière qu’ils se saisissaient eux-mêmes de leurs problèmes et qu’ils étaient en proposition. Et ça, ça m’a fait un bien fou ! C’était l’expérience de l’entrepreneuriat. Et puis, j’ai rencontré des gens qui m’ont dit: ton projet, il nous intéresse. L’intérêt porté par les autres … rend les choses possibles !

Présentation Afribio à l’espace Renan, en présence de Lionel Faucher, mentor du projet

Après, on rentre vraiment dans l’incubation. C’est quand même un certain nombre de formations où tu apprends les outils, la gestion des compétences, la planification … Est-ce que derrière ce que je propose, je réponds effectivement à un besoin ? C’était la découverte du monde de l’entreprise. Ce que moi, je n’avais jamais approché, je venais de la recherche. C’était vraiment un nouveau monde.

Tu as la particularité d’être à la fois enseignant-chercheur, et entrepreneur

J’ai un métier [depuis avril 2016], je vis autant des cours que je donne que de mes recherches sur la qualité de l’agriculture en Afrique. Ce n’est pas pour rien si mon projet entrepreneurial est aussi là-dessus. Typiquement, quand on part avec douze étudiants répondre à une commande de trois ONG qui nous disent « accompagnez-nous sur cette question d’agriculture durable », ce qui est sur le même positionnement qu’Afribio mais avec un point de vue formation/enseignement.

« [A Cocoshaker,] j’ai découvert plein de gens qui avaient plein d’idées, plein d’envies de faire plein de choses et hyper en autonomie »

C’est d’ailleurs ce qu’on s’était dit avec Lionel [Faucher, mon mentor chez Cocoshaker], que je n’allais pas transporter les fruits et les légumes ou les vendre, mais que je pouvais être une structure de conseil. Donc j’avais travaillé dans ce sens-là. [Mais] j’ai du mal à réunir les deux, entre l’approche de recherche et l’approche plus commerciale (c’est une démarche de vente de l’expertise sur laquelle j’ai travaillé).

J’ai [ces différentes activités] en tête, je sais que je suis sur quelque chose d’hybride, que je n’ai pas encore trouvé le modèle. Et je creuse trois choses: l’enseignement, la recherche et l’action. Mais je pense que, en gagnant en aisance dans mon métier d’enseignant-chercheur, peut-être que je vais pouvoir dégager du temps et, du coup, arriver à trouver mon positionnement.

Comment as-tu géré la problématique de distance ? Pas évident de monter un projet africain depuis Clermont …

Je pense que, quel que soit le domaine, c’est une problématique à laquelle je suis tout le temps confrontée, parce que j’ai un pied ici et un pied là-bas (mes parents vivant [au Cameroun]), mon projet était très challengeant pour Cocoshaker, ça leur a posé question : comment on t’accompagne ? On ne connaît pas les réseaux … et puis c’est loin … Mais je n’étais pas dans une démarche d’aller vivre là-bas tout de suite, mon quotidien, mon frêre, mon conjoint sont ici.

« Je voudrais que tout cela s’incarne dans un lieu qui rende possible ces échanges. »

En août 2016, je suis partie en vacances au Cameroun avec Loïc [mon conjoint]. Lui n’est pas du tout camerounais, mais il interagit à distance avec des personnes là-bas [Loïc est formateur sur des outils numériques géographiques type SIG]. Et il tente de faire des formations à distance sur ces mêmes sujets. Et donc, tous les deux, on essaye de construire à distance une relation avec ce pays. Et je me disais que ma problématique serait d’accompagner les gens sur la problématique de l’innovation collaborative et locale, ça recoupe celle de mon conjoint qui dit « moi, j’ai des compétences à apporter, et j’ai à apprendre d’eux ». En fait, je dois sortir de cette histoire de filière [bio] ; mon positionnement, c’est la mise en relation.

D’où l’idée de la « Concession », le dernier pivot de ton expérience entrepreneuriale

Il s’agit de créer un espace où les gens vont pouvoir travailler ensemble, et de rendre possible cette collaboration. C’est un lieu physique où on aide à la rencontre de ces différentes compétences, où les gens peuvent se croiser pour produire ensemble. Au sens large, plus [forcément] sur le domaine agricole. On pourra accompagner peut-être des projets pendant un certain temps. Et on le fera aussi sur des projets qui ont une dimension agricole, parce qu’il y a cet enjeu qui est majeur.

Session de travail participative sur les enjeux de l’agriculture durable au Cameroun, en 2017

Il y a des gens qui ont des compétences qui peuvent être au service de beaux projets, mais qui ne se croisent pas. J’ai l’impression que, dans ma vie privée, je suis au carrefour de plein de ces gens-là. Et je voudrais que tout cela s’incarne dans un lieu qui rende possible ces échanges. Ce n’est pas forcément un lieu pour entrepreneurs même s’il peut y en avoir, ce n’est pas un lieu où on reste, ce n’est pas du co-working. Mais c’est un lieu où on développe un projet, avec une démarche professionnelle.

J’ai vu des tiers-lieux, j’en ai visité trois. L’un d’entre eux était un petit bijou d’architecture, quelque chose sorti de nulle part, adossé à un musée, en plein milieu de la capitale économique [Douala]. Mais, par contre, réservée à des personnes très fortunées. J’ai vu d’autres tiers-lieux qui ont bénéficié de moins de moyens, mais où ça bouillonnait de vie. Un soir, j’ai vu un petit jeune qui avait loué une salle minuscule et qui disait « bon, ben, c’est mon tiers-lieu, venez, j’ai trois tables ». Et ça a rendu mon projet [de Concession] concret, il est devenu possible. Ce gars-là, il a un peu le même parcours que moi, il a travaillé en France avant de rentrer au Cameroun. Il cherche, il veut s’investir, il tâtonne et puis il se lance. Il loue un petit endroit, il ne prends pas trop de risques … et puis, ceux qui peuvent l’aider à payer son loyer, il travaille avec eux. C’est top !

Tu espères monter la Concession d’ici une décennie. N’est-ce pas trop difficile de se projeter ainsi dans le temps long ?

Non, ça ne me fait pas peur parce que, en attendant, j’aime vraiment ce que je fais. Tant que je suis sur ma thématique, ça m’intéresse. J’aime beaucoup pivoter, pour moi c’est comme ça qu’on apprend à travailler sur son sujet, c’est comme ça qu’on le découvre. C’est presque une posture dialectique … il faut creuser son sujet par le haut et par le bas. Et tant que je suis en mouvement comme ça, je peux le faire pendant dix ans. Ce n’est même pas une question de patience. Je sais que la Concession, elle arrivera à un moment donné. Et je la nourris complètement en faisant ce que je fais aujourd’hui. Je suis en train de m’armer, de m’affûter, et de gagner en légitimité en faisant des choses que j’aime.

 

*Gestion de projets de développement durable dans les pays en développement et en transition, au CERDI

Résumé/sommaire de l’article (cliquez sur les #liens pour accéder aux sections)

  • #Afribio / Chloé a lancé son premier projet entrepreneurial, Afribio, suite à sa thèse sur les marchés bio au Kenya. Son objectif : faciliter la distribution de produits bio locaux au Cameroun ;
  • #Cocoshaker / en tant que projet d’Economie Sociale et Solidaire, avec en plus une envergure internationale, Afribio a été sélectionné pour participer à la première promo de l’incubateur d’entrepreneuriat social Cocoshaker, hébergé à Epicentre ;
  • #recherche / Chloé a la particularité d’avoir continué dans la voie professionnelle de la recherche et de l’enseignement, puisqu’elle a obtenu un poste à temps plein d’enseignant-chercheur à AgroParisTech depuis 2016. Elle travaille donc en parallèle cette carrière, et ses projets entrepreneuriaux ;
  • #distance/ autre originalité du parcours de Chloé, la volonté de lancer des projets impactants l’économie et la société africaines mais à distance, avec des relais locaux. Elle ne se dit pas prête à aller vivre là-bas pour le moment, mais construit petit à petit une relation plus forte avec le Cameroun;
  • #Concession/ aujourd’hui, Afribio n’est plus d’actualité et a « pivoté » vers un projet de tiers-lieu d’échange et de développement de projets multi-compétences, la Concession. Ce projet est à long-terme (plusieurs années), car Chloé le nourrit et le construit progressivement à partir de son expérience en recherche et en entrepreneuriat, ici à Clermont.

À propos de Véronique Jal

Ma ligne guide depuis 15 ans, c'est le management de projets collectifs à fort "sens ajouté" : les fromages AOP, les hébergements touristiques, la démarche d'attractivité d'une région... et aujourd'hui l'innovation territoriale via un média associatif Toulousaine d'origine, j'ai découvert et choisi l'Auvergne que mon parcours pro m'a amenée à connaître sous plein de facettes. J'adore cette activité qui nous permet d'être en situation permanente de découverte.