Par Damien Caillard
Présentation de la rubrique « 2-days photo »
Les acteurs, les lieux et les évènements de l’écosystème rennais que nous avons vus
Analyse de la dynamique de l’écosystème rennais
Résumé des points de vigilance
Pour ce premier rendez-vous de « 2-days photo« , nous sommes allés à Rennes, écosystème historique de la Bretagne, pôle majeur du développement télécom et image notamment (Orange, Technicolor …) et labellisé French Tech généraliste depuis 2015. On verra que les similarités avec Clermont sont nombreuses, de la place des étudiants à la culture territoriale (Bretons, Auvergnats, même combat ?) en passant par l’attrait pour la mobilité. Emergent également des questions que l’on retrouve souvent : comment positionner des écosystèmes d’innovation “régionaux” par rapport à Paris, ou à l’international ? Comment les acteurs politiques du territoire peuvent-ils acquérir – et surtout conserver une mentalité business/entrepreneuriale ? Ou encore, dans quelle mesure peut-on expérimenter des solutions techniques innovantes dans une grande agglomération ?
Quelques éléments de réponse à 450 km de Clermont … c’est parti !
Les acteurs
Voici les acteurs de l’écosystème rennais que nous avons pu rencontrer. Leurs retours constituent le corps de ce reportage.
Gaëlle Andro, 1ère vice-présidente chargée du développement économique à Rennes Métropole
L’agglomération de Rennes est devenue une Métropole à part entière en 2015, ce qui lui a permis de reprendre les compétences d’autres acteurs territoriaux (comme la région ou le département), notamment sur l’aide aux entreprises et le développement économique en général. Gaëlle Andro était également présidente du C.A. de Rennes Atalante, qui fédérait les acteurs de la “tech” rennaise jusqu’à l’été 2018
Estelle Bagot, co-fondatrice de Youslide et ex VP French Tech Rennes-Saint-Malo
Youslide a été co-fondée par Estelle en 2014, comme une solution de présentations interactives à partir d’un smartphone et facilitant l’interaction avec le public (dans le cadre événementiel ou pédagogique). Estimant qu’il est “important de participer à la dynamique de l’écosystème”, Estelle s’y est engagée comme VP du directoire French Tech jusqu’à la fusion avec Atalante en juin 2018.
Guillaume Chevalier, co-fondateur du Shift (ex Cantine Numérique)
Née en 2010, la Cantine Numérique de Rennes était un des premiers tiers-lieux français dédié au digital. La transformation en French Tech ayant eu lieu en 2015, Guillaume – qui participait activement à la première Cantine, ainsi qu’au Booster, accélérateur de projet – quitte le projet avec sa co-fondatrice Karine Sabatier pour créer le Shift, plus orienté porteurs de projets que purement start-ups. Aujourd’hui, le Shift propose des cours du soir (la School – entité intégrée au Shift depuis cet été), un programme d’accélération de projets et de l’aide à l’innovation pour les entreprises plus classiques.
François Cormier, maire du Village by CA Ille-et-Vilaine
Le Crédit Agricole a misé sur l’innovation en développant, partout en France, un réseau de “Villages” qui sont des sites physiques et des programmes de soutien aux start-ups locales. On trouve 23 villages en France, plus 16 en projet. Rennes est le cinquième village, ouvert en mars 2017. Il a aidé 19 start-ups avec 10 partenaires depuis sa création, leur proposant de l’hébergement, de l’accompagnement, de la mise en relation et l’accès à des corners du réseau national ou international Crédit Agricole. “L’innovation entrepreneuriale, ce n’est pas qu’à Paris” insiste François, “maire” – directeur – du Village de Rennes.
Antoine Goret, Growth Manager à West Web Valley
Fonds d’investissement et accélérateur basé à Brest, lié au Crédit Mutuel Arkéa et rayonnant sur toute la Bretagne (dont Rennes et Nantes). Son credo : “faire éclore des pépites digitales depuis l’Ouest breton”. West Web Valley se positionne comme un hub de l’écosystème numérique régional, l’anime par une cartographie et par deux événements : le West Web Festival (inspiré du South By Southwest d’Austin), et le West Web Awards. Les start-ups concernées sont digitales et B2B.
Emeric Harbonnier, directeur général de Gwenneg
“Petite monnaie” en breton, Gwenneg facilite depuis 2 ans le financement des entreprises locales, start-ups ou autres.. Sa position est celle d’un intermédiaire entre partenaires et projets, avec une approche de crowdfunding : du don avec contrepartie type Kickstarter, de la prise de capitaux, du prêt participatif et des obligations non convertibles. Gwenneg est soutenue par la Caisse des Dépôts depuis 2016, et son périmètre inclut la Bretagne et la Loire Atlantique.
Stanislas Hintzy, ex-directeur général de la French Tech Rennes-Saint-Malo, désormais directeur général du Poool
Après une expérience de 15 ans dans la distribution numérique et l’industrie musicale à l’international, Stanislas Hintzy a pris la tête de la French Tech rennaise en 2015, lors de sa création. Son ambition : porter l’écosystème rennais au niveau européen. Stanislas inaugure le Mabilay – bâtiment totem – et développe la notoriété et l’attractivité de l’axe Rennes-Saint-Malo. En 2018, il coordonne avec la Métropole la fusion de la French Tech avec Rennes Atalante, donnant naissance au Poool.
Vincent Marcatté, VP Open Innovation à Orange Labs
Orange (anciennement France Telecom) (anciennement PTT) est depuis l’après-guerre un acteur structurant de l’écosystème rennais. Actuellement, l’opérateur construit un nouveau campus dédié à l’innovation, avec 900 salariés qui y seront basés à terme. Vincent Marcatté est arrivé en 1998 sur le site rennais. Vincent est également président du pôle de compétitivité Images et Réseaux, qui rayonne sur la Bretagne et les Pays de la Loire, ainsi que directeur de l’IRT B<>Com (voir ci-dessous).
Cécile Martin, co-fondatrice au cabinet CXO
CXO est un cabinet d’accompagnement à la transformation digitale, basé à Pacé, à proximité de Rennes. Il bénéficie d’une vingtaine de clients, notamment dans la mise en place d’outils d’innovation tels que le bureau rennais de 1kubator, dont il devient partie prenante. CXO vise principalement des PME, des collectivités et des associations … et désormais des start-ups grâce à ce partenariat. Cécile est également active au sein de l’association “ESTIM numérique”, qui lutte contre la fracture sociale dans le digital.
Laurent Nivet, associé à Kaouenn Studio
Laurent a été rencontré « en groupe » avec d’autres entrepreneurs tout aussi engagés, lors de la réunion « Start-up Addict ». Sa start-up, Kaouenn Studio, produit de l’imagerie 3D. Vous le verrez, il est particulièrement attaché à une certaine fluidité de l’écosystème, et à la « liberté d’attache » des entrepreneurs.
Alexandre Rigaldo, Directeur commercial chez Orange Business Services
Un grand merci à Alexandre qui nous a ouvert les portes de l’écosystème rennais. C’est grâce à lui que les différents contacts ont pu être menés. Travaillant dans l’innovation chez Orange depuis plusieurs années, ancien start-uppeur, Alexandre était jusqu’à juin 2018 membre du directoire de la French Tech rennaise.
Florent Vilbert, directeur de la communication à la French Tech Rennes-Saint-Malo (et maintenant au Poool)
La French Tech est née de la fusion de la Cantine Numérique, soutenue par Rennes Métropole, et Rennes Novosphère. Le soutien des pouvoirs publics fut concrétisé dans l’achat d’une partie de l’immeuble du Mabilay en plein centre de Rennes, et de la remise des clés de la French Tech à un collectif d’entrepreneurs. Ce directoire fixe les axes de développement et de travail, par délégation de la Métropole. Comme le résume Florent : “ce qu’on fait pour les entrepreneurs ne peut marcher que si c’est piloté par des entrepreneurs”.
Les lieux
Espaces d’innovation emblématiques à Rennes, visités durant (ou avant) le reportage. Il existe bien sûr quantités d’autres sites au sein de l’écosystème local.
Le Village by CA Ille-et-Vilaine
Nous sommes proche du périphérique rennais, dans un quartier économique flambant neuf (ou presque – en tous cas avec beaucoup de travaux). Dans un des buildings se situe, en coin de rue et ouvert au public, le Village by CA : sur plusieurs étages, dans un style de tiers-lieu coloré et accueillant (et généreusement doté), une vingtaine de start-ups sont hébergées et accompagnées par l’équipe innovation du Crédit Agricole. Le Village accueille aussi des événements et propose de la location ponctuelle d’espaces.
Le Mabilay
C’est le fameux “bâtiment totem” qui fait de Rennes un des premiers écosystèmes labellisés par Bercy au niveau national. Avec son look années 70 et sa tour télécom, il trône en centre-ville au bord de la Vilaine, et abritait le centre de R&D en télécoms qui a vu naître le minitel et la carte à puce. Aujourd’hui, c’est le siège de la French Tech Rennes-Saint-Malo (devenue Poool), ainsi que de nombreuses entreprises et d’un restaurant très apprécié.
IRT B<>Com
L’Institut de Recherche Technologique a été créé en 2012 – notamment par Orange – comme un fournisseur de technologies et accélérateur d’innovations dans le numérique. Le site est un véritable campus, situé en bordure de Rennes, à Cesson-Sévigné, et abrite de nombreux chercheurs et universitaires – en lien avec d’autres espaces à Paris, Brest et Lannion. Il développe des partenariats internationaux et croise les compétences en R&D allant de la réalité augmentée aux sciences cognitives.
Les évènements
Les évènements auxquels nous avons pu participer en mars 2018. A noter que les rendez-vous majeurs de l’écosystème rennais sont la Digital Tech, organisée par la French Tech, et Startup on the Beach à Saint-Malo.
Meetup Afterwork “Start-up Addict”
La communauté d’entrepreneurs de Rennes se réunit de façon tout à fait informelle dans des afterworks. Nous avons pu échanger avec une dizaine de porteurs de projets, d’ingénieurs travaillant sur des interfaces homme-machine à des directeurs artistiques free-lance, en passant par des gérants de plateformes de mise en relation ou d’agence de comm en imagerie 3D. Le “Start-up Addict” a lieu toutes les deux semaines, dans des bars et autres lieux sympathiques. Les gens s’y retrouvent grâce à l’appli Meetup, qui permet d’ouvrir à de nouvelles têtes comme celles du Connecteur, et visent à échanger des bonnes pratiques et à se mettre en contact.
InOut 2018
Chaque année, le InOut transforme Rennes en la “capitale et laboratoire à ciel ouvert des mobilités numériques.” Le Couvent des Jacobins, centre de congrés proche de la cathédrale, accueille pour l’occasion de nombreux acteurs de l’écosystème, des porteurs d’expérience, et des représentants de structures d’accompagnement. Sont mises en avant les nombreuses expérimentations menées dans la ville sur les navettes autonomes, les vélos connectés, les bus électriques. L’événement est de portée nationale : la preuve, nous avons le plaisir d’y croiser les équipes auvergnates de MyBus et d’Auvermoov !
Un contexte historique et économique marquant à Rennes
Rennes est une ville universitaire et technologique. Elle a bénéficié d’installation d’universités dans les années 1960, puis de grands acteurs des télécommunications (PTT / France Télécom) et du traitement de l’image (Technicolor) à partir des années 1970. L’orientation “techno lourde”, sur les réseaux, les téléviseurs, les décodeurs, le minitel, la carte à puce … est reconnue par tous, en lien avec la force de frappe en R&D (universités comme entreprises). Orange y est aujourd’hui particulièrement présent, Rennes étant le second bassin d’emploi pour l’industriel français.
« On peut créer des Google et des Facebook chez nous ! » – Antoine Goret
Sur ce terreau industriel et économique, les acteurs institutionnels ont pu se coordonner. C’est Rennes Métropole qui a pris le lead avec Rennes Atalante, “la richesse étant captée par les grandes agglomérations” selon Florent Vilbert de la French Tech. Née dans les années 1980, cette technopole misait sur l’innovation comme moteur de développement économique. En 2015, Atalante lance “Start Me Up”, programme d’accompagnement de 3 ans pour les projets d’innovation (qui a concerné entre 15 et 40 projets par an depuis).
« La richesse est captée par les grandes agglomérations » – Florent Vilbert
En 2008, le pôle de compétitivité Image et Réseaux, présidé par Vincent Marcatté, s’inspire de la Cantine numérique parisienne pour lancer celle de Rennes. L’apport de Orange et le soutien de Rennes Métropole ont notamment permis la réalisation du projet, suivi par les Cantines de Nantes et de Brest. “Ce qui explique que l’écosystème French Tech dans [la Bretagne] soit assez structuré.” précise Vincent Marcatté de Orange.
C’est sur cette base qu’est déposée la candidature French Tech en 2014, retoquée afin de l’étendre à Saint-Malo. En 2015, la French Tech Rennes Saint-Malo est lancée, prenant la suite de la Cantine et de Rennes Novosphère, une structure dédiée à la promotion de l’innovation locale. La Métropole continue à soutenir l’initiative, avec notamment l’achat du bâtiment totem “le Mabilay » en centre-ville et la remise des clés de la French Tech à un collectif d’entrepreneurs.
« On n’est pas fiers, on agit. C’est très breton ! » – Cécile Martin
Précisons enfin que la culture bretonne joue un rôle non négligeable dans le dynamisme et l’originalité de l’écosystème rennais. “On n’est pas fiers, on agit. C’est très breton !” résume Cécile Martin de CXO. Une certaine modestie – voire une trop grande discrétion selon certains – alliée à une bienveillance partagée, et même un fort engagement territorial : ainsi, l’appel de Loïc Henaff, entrepreneur emblématique de la Bretagne, à ce que chaque chef d’entreprise breton consacre 10% de ton temps pour l’écosystème local. Cette culture positive permet à des acteurs nativement collaboratifs d’émerger, comme le crowdfunder Gwenneg dont la mission se résume ainsi : “comment permettre à des particuliers ou à des entreprises de soutenir les projets locaux ?”
Petite fiche d’identité de l’écosystème d’innovation entrepreneuriale rennais :
- Population de l’aire urbaine : 720 000 habitants (en 2015, source INSEE)
- Capitale régionale : oui (Bretagne)
- Nombre d’étudiants : 67 000 (source l’Etudiant)
- Principales entreprises : PSA, groupe Orange, Technicolor, Ouest-France (source INSEE)
- Nombre de startups sur le territoire : 250+ (en 2017, source French Tech Rennes)
- Nombre de partenaires de l’écosystème : 50+ (en 2017, source French Tech Rennes)
- Financements levés : 52 millions d’euros (en 2017, source French Tech Rennes)
- Nombre d’évènements : 86 (en 2017, source French Tech Rennes)
Une thématisation technologique sans conteste
La “deeptech” : c’est le maître mot partagé par de nombreux acteurs de l’écosystème rennais. Il s’agit bien sûr de l’alliance entre l’orientation traditionnelle vers la “technologie lourde” déjà évoquée – dans les télécommunications et l’image notamment – avec le numérique. Selon Gaëlle Andro de Rennes Métropole, “la deeptech est notre point fort, on est crédible là-dessus.” Une orientation plus rassurante pour les investisseurs, qui la voient comme facilement brevetable, fortement valorisable, et difficile à copier. En parallèle, elle est très gourmande en financements amont (recherche et développement) comme aval (accès au marché), ce qui semble manquer sur le territoire local.
« La deeptech est notre point fort, on est crédible là-dessus. » – Gaëlle Andro
Le pendant de l’orientation deeptech est une certaine faiblesse dans les approches design, UX et plus généralement usages. Certes, trop de start-ups s’étaient sans doute montées sur des applis peu pérennes économiquement – c’est le point de vue de Cécile Martin de CXO : “l’orientation deeptech nous poussera à être plus attentifs au côté innovant et à la rentabilité des start-ups, car cela coûtera à la collectivité”. Pour Stanislas Hintzy de la French Tech, la solution passe par une approche globale formation/compétences/environnement qui équilibre tech et business.
Une autre orientation, plus récente, est celle de la mobilité, fortement mise en avant d’abord par le rendez-vous annuel InOut, auquel nous avons pu assister : il s’agit du salon national sur la mobilité numérique, qui veut “valoriser notre capacité à l’expérimentation” selon Gaëlle Andro de Rennes Métropole. Est mise en avant, notamment, le “Rennes Saint Malo Lab”, dispositif public d’expérimentation en grandeur réelle de solutions de mobilités – à condition qu’elles soient démontables. Autre pari sur la mobilité : la candidature au PIA “Territoires Innovants de Grande Ambition” dénommée “Mobilités Intelligentes”, et qui vise à décrocher une cinquantaine de millions d’euros de la part de Bercy …
« Il faut que plein de graines puissent germer là où on ne les attend pas » – Estelle Bagot
Cependant, si l’identification à une thématique apparaît comme capitale pour exister à l’international, tous les acteurs insistent sur la nécessité – pour la French Tech notamment – de considérer tous les secteurs d’activité. Ainsi, Estelle Bagot mise sur la sérendipité : “la clé, c’est le terreau. Il faut que plein de graines puissent germer là où on ne les attend pas.” D’où une assez grande facilité à expérimenter (voir dispositif Rennes Saint Malo Lab, cité plus haut) “assez spéciale en France : du test, du trial & error, voire du bricolage, [mais] qui va bien avec la manière dont fonctionnent les start-ups” selon Stanislas Hintzy de la French Tech. “Ce n’est pas par hasard que Google installe ici son premier atelier numérique !”
Côté acteurs, un bon équilibre public-privé et plusieurs initiatives « off the grid »
La French Tech est bien sûr la plus visible en ce qui concerne l’écosystème d’innovation. Soutenue par la Métropole, proche de la technopole Rennes Atalante (jusqu’au point de fusionner avec elle en juin 2018), elle bénéficie d’un lieu totem immanquable, d’une équipe dynamique et de moyens conséquents – mais sont-ils suffisants pour la mission annoncée ? “Rayonner, fédérer, accélérer” proclame le site national de la French Tech … si, à Rennes, l’interaction avec les pouvoirs publics semble se passer très bien, les liens avec le monde académique resteraient en retard.
« Ce n’est pas par hasard que Google installe ici son premier atelier numérique !” – Stanislas Hintzy
De plus, ce rôle central peut pourtant être à double tranchant. Si l’inscription sur le site de la French Tech rennaise est gratuite, plusieurs entrepreneurs du Meetup Start-up Addicts nous ont signalé ne pas avoir ce réflexe, car la French Tech ne serait pas vue comme étant proche de leurs besoins, et trop orientée promotion. “Quel est son apport concret ?” questionne ainsi Laurent Nivet, participant au Start-up Addict, signe que l’information sur le rôle de chacun n’est pas encore évidente.
Côté grands acteurs privés, insistons sur la présence multiple d’Orange, via ses équipes en propre mais aussi de nombreuses participations dans le monde universitaire et de la recherche : incubateur Mines Télécom Atlantique, soutien à la fondation Rennes I pour l’accompagnement des étudiants entrepreneurs, et surtout la création de l’IRT B-Com dans le cadre d’un “Plan d’Investissement d’Avenir” (PIA). “A partir du moment où Orange investit à Rennes, on a intérêt à travailler avec l’écosystème et avec des boîtes de niveau mondial”, résume Vincent Marcatté de Orange. B-Com se positionne ainsi comme fournisseur de technologies pour les start-ups et les entreprises partenaires. “Tout cela tire l’écosystème vers le haut”, poursuit Vincent, qui cite les formations montées par la French Tech et Orange sur le business et le marketing.
« On a intérêt à travailler avec l’écosystème et avec des boîtes de niveau mondial » – Vincent Marcatté
Autre grande entreprise investissant fortement sur l’écosystème : le Crédit Agricole, qui a monté un des premiers Village by CA à Rennes. Il propose à des start-ups déjà lancées (de 6 mois à 3 ans d’existence) et correspondant à 6 thématiques d’innovation, un programme d’accélération d’un an renouvelable, mêlant hébergement, coaching, visibilité et mise en relation. La logique est très partenariale, avec douze ambassadeurs : “des dirigeants qui ont une philosophie de vouloir participer à la dynamique et au développement du territoire” pour François Cormier, maire du Village by CA Rennes, citant notamment McDonald’s ou le MEDEF. Les dispositifs de communication ou événementiels bénéficient du lieu physique, et le réseau national d’une vingtaine de villages est ouvert aux start-ups accélérées, tout comme les sites internationaux du Crédit Agricole.
« On peut créer autre chose qu’une start-up avec des outils de start-up » – Guillaume Chevalier
Mais de plus petits acteurs sont également très présents dans l’écosystème, misant davantage sur l’agilité et la transversalité. C’est le cas du Shift, structure co-fondée par Guillaume Chevalier et Karine Sabatier, anciens animateurs de la Cantine numérique. Ainsi, pour Guillaume, “on peut créer autre chose qu’une start-up avec des outils de start-up”. D’où la création de la School, dispositif d’idéation et de formation très orienté action et affichant 33% de taux de création d’activité parmi ses 150 participants depuis 2017. Guillaume accompagne également cette diffusion auprès du monde des entreprises classiques, PME, ETI … via des formations et du conseil en transition digitale.
Pour finir sur les initiatives privées, les programmes d’accompagnement à caractère très “corporate”/partenarial – comme celui du Village by CA – peuvent susciter des réticences. Ainsi, durant l’afterwork Start-up Addict, la solution Yao nous a été remontée comme un bon exemple d’outil transversal et neutre, mettant directement en relation porteurs de projets et entrepreneur parrains. “Le mieux est que les initiatives d’aide aux start-ups viennent des start-uppeurs, car ce sont eux qui ont le bon parcours, la bonne expérience” résume Laurent Nivet de Kaouenn Studio. “Ce qui nous intéresse, c’est le vécu, comment les gens ont géré certains problèmes [d’entrepreneurs]”, conclut-il.
« Ce qui nous intéresse, c’est comment les gens ont géré certains problèmes [d’entrepreneurs] » – Laurent Nivet
Enfin, les acteurs publics de tous niveaux se sont coordonnés pour soutenir l’innovation à Rennes. Une conjonction des astres semble-t-il remarquable, avec au premier chef Rennes Métropole et la technopole Atalante, déjà évoquée. Une inclusion reconnue et appréciée par de nombreux acteurs privés, de Guillaume Chevalier du Shift (“la Métropole a vraiment envie de travailler avec les acteurs économiques”) à Stanislas Hintzy de la French Tech (“Les moyens ont été mis en adéquation avec les ambitions politiques et économiques”).
Bonne continuité, lisibilité moyenne, et la problématique de l’aval
Vous l’aurez compris, le “tuilage” de l’écosystème rennais fonctionne globalement bien. L’explication principale est double : d’une part, le leadership historique de Rennes Atalante, preuve d’un engagement profond de la Métropole dans le soutien à l’innovation – en phase avec les autres collectivités comme la Région ou le Département. D’autre part, la précocité des initiatives transversales comme la Cantine, précurseur de la French Tech en 2015. Alexandre Rigaldo de Orange le résume ainsi : “on voit passer le même projet par plusieurs structures, et ça fédère. Ce n’est pas un système d’écuries avec leurs poulains : les responsables de [dispositifs d’accompagnement] sont amenés à collaborer.”
« On voit passer le même projet par plusieurs structures, et ça fédère. » – Alexandre Rigaldo
Même point de vue du côté de François Cormier, maire du Village by CA : “On se parle beaucoup entre acteurs, via la French Tech … ou pas ! L’idée étant de créer de la tuyauterie pour qu’elle soit la plus fluide possible.” Et ça marche, preuve en est le dynamisme du deal flow rennais. “C’est un territoire bouillonnant !” se félicite Cécile Martin de CXO. “Quand quelqu’un a un projet, tout le monde y va” – comme avec le succès quasi immédiat du Learning Show, ou les 1500 participants au TEDxRennes. “L’intérêt général de l’écosystème l’emporte sur celui des individus”, résume François du Village by CA.
Bien sûr, il y a quelques problèmes à résoudre. A commencer par la lisibilité de l’écosystème, conséquence de son dynamisme et de son foisonnement. Pour Guillaume du Shift, “l’écosystème n’est pas très fluide, mais c’est normal, il est jeune”. “Il faut un temps d’adaptation pour identifier les acteurs” souligne Emeric Harbonnier de Gwenneg. C’est un des rôles principaux de la French Tech locale selon Estelle Bagot : “chaque acteur a sa thématique, ils sont globalement biaisés, c’est naturel. [Nous avons] le rôle transversal de faire savoir ce qu’il se fait par tout le monde. [Nous sommes] sur la clarification de l’offre.” Les événements de rencontre, institutionnels ou au contraire très informels comme les Meetups, sont capitaux pour accueillir de nouveaux entrants
« L’idée [est] de créer de la tuyauterie pour qu’elle soit la plus fluide possible. » – François Cormier
Autre manque souligné par plusieurs intervenants : le financement en aval, lors de la phase de décollage (et, souvent, d’internationalisation). “On constate un plafond de verre par manque d’accès aux marchés et d’investisseurs”, résume Alexandre Rigaldo de Orange. Plusieurs dispositifs existent bien sûr, des prêts publics aux financement participatif de Gwenneg, en passant par l’événement Startup On The Beach à Saint-Malo, qui facilite la mise en relation avec les investisseurs, ou encore l’arrivée récente de 1kubator qui accompagne les projets en prenant 10% de leur capital. Mais les fonds d’investissement majeurs restent parisiens, d’où la volonté de Karim Essemiani, fondateur de Gwenneg, d’activer la “diaspora” bretonne dans la capitale.
« Ce sont plus les petits acteurs opérationnels, verticaux, qui font avancer les choses.” – Emeric Harbonnier
Les acteurs du financement à Rennes, et en Bretagne, misent aujourd’hui sur une approche très verticale et territoriale de l’accompagnement. “Il faut toucher les acteurs entrepreneuriaux assez tôt” résume Emeric Harbonnier de Gwenneg, “et leur proposer une solution en aval”. Exemple avec le fonds d’investissement régional Breizh Up, pour lequel Gwenneg propose un effet de levier de 1 point (1 € financé pour 1 € subventionné). Même ambition pour Antoine Goret de West Web Valley : “on peut créer des Google et des Facebook chez nous !”. Sa structure propose ainsi 300 000 € de partenariats techniques avec OVH ou Amazon, propose des outils comme Startup Box et se positionne comme hub de l’écosystème digital breton. Conclusion de Emeric : “ce sont plus les petits acteurs opérationnels, verticaux, qui font avancer les choses.”
Conclusion : une nouvelle étape avec le Poool, attendu au tournant
Le 20 juin dernier, la French Tech Rennes-Saint-Malo et Rennes Atalante ont fusionné pour devenir le “Poool”. Objectif annoncé : combiner les forces pour propulser l’écosystème rennais à l’international. Deux problématiques principales se poseront :
- comment faire cohabiter au sein d’une même structure, avec une même gouvernance et des équipes communes, deux “cultures business”, l’une très orientée start-up et entrepreneuriat (la French Tech), l’autre plus institutionnelle et industrielle (Atalante) ? L’organe exécutif du Poool s’appellera le Cockpit et sera constitué de représentants de toutes les “strates” économiques, des start-uppeurs aux grands groupes en passant par l’université, la recherche et le PME. On aura noté la différence avec le directoire de la French Tech, jusque là confié à des entrepreneurs uniquement (donc plus homogène).
- “L’association Le Poool a maintenant pour ambition de hisser le territoire parmi les écosystèmes-phares en Europe en matière de création d’entreprises et d’expérimentations innovantes” annonce le communiqué de presse. La mission du Poool est donc d’abord à l’international, ce qui signifie que la thématisation deeptech sera renforcée. Quid des start-ups ne rentrant pas dans cette définition, notamment toutes celles plus orientées “usages” ?
Il est encore trop tôt pour porter un jugement, les équipes du Poool ne devant se réunir au Mabilay que courant de cet automne, en parallèle de la rédaction d’une feuille de route stratégique. Les acteurs que nous avons pu rencontrer sont bien conscients des problématiques évoquées. Elles ont d’ailleurs fait l’objet de groupes de travail depuis 2017, mis en avant par Florent Vilbert de la French Tech qui insiste sur la “co-construction”. Mais – on le sait d’expérience – si un tel équilibre peut être trouvé, il est par nature instable et doit être constamment entretenu pour ne pas basculer d’un côté (en général celui du plus institutionnel).
Merci à toutes les personnes que nous avons pu rencontrer lors de ces deux jours ou au téléphone, et particulièrement à Alexandre Rigaldo pour les nombreuses mises en contact. Et bravo à toutes ces initiatives qui prouvent qu’on peut créer des écosystèmes dynamiques partout en France !
Bonus : conseils & points de vigilance
Quelques éléments à prendre en compte pour optimiser le fonctionnement d’un écosystème d’innovation, selon nos intervenants :
- Faire grandir l’écosystème dans toutes ses dimensions : accompagnement, accès au financement, visibilité, mise en relation … ne pas miser que sur la communication et l’événementiel (Alexandre Rigaldo de Orange)
- Voir l’écosystème comme une équipe de sports, où chacun a un rôle, mais où il faut jouer en coordination et en transparence, sur les qualités des uns et des autres (François Cormier du Village by CA)
- Participer personnellement, s’engager et donner de son temps pour la dynamique de l’écosystème (Estelle Bagot de la French Tech)
- Laisser l’écosystème émerger naturellement, ne pas planifier. Ensuite, et seulement ensuite, on peut travailler sur la lisibilité et l’optimisation (Stanislas Hintzy de la French Tech)
- Ne pas être focalisé uniquement start-up. De nombreuses entreprises “normales” créent des emplois. Se porter davantage sur la logique entrepreneuriale pour casser les silos (Guillaume Chevalier du Shift)
- Pousser davantage les start-ups « usage » dans leurs retranchements, pour développer leur rentabilité (Cécile Martin de CXO)
- Fonctionner en réseau avec les partenaires, et mettre en place des instances de dialogue simples et collaboratives (Emeric Harbonnier de Gwenneg)
- Garder à l’esprit le long terme. La construction d’un territoire s’inscrit dans cette durée. Attention aux effets de mode (Florent Vilbert de la French Tech)
- Etre le plus ouvert possible, car la puissance créative d’un écosystème dépend de sa capacité à lancer des ponts vers d’autres domaines comme la culture. Attention, car les murs ont tendance à se rebâtir (Gaëlle Andro de Rennes Métropole)
- Se poser toujours la question de la création de valeur, du positionnement business et marketing, compléments de l’approche techno (Vincent Marcatté de Orange)
- Fortement acculturer toutes les parties prenantes à l’approche innovation/numérique (Antoine Goret de West Web Valley)
Pour aller plus loin :
une étude détaillée de l’écosystème numérique d’Ille-et-Vilaine en 2017
Entretiens et visites réalisées les 14 et 15 mars 2018 à Rennes, et au téléphone. Photos portraits par Damien Caillard sauf Stanislas Hintzy, Estelle Bagot, Vincent Marcatté (crédit B<>Com), Alexandre Rigaldo, Laurent Nivet et Antoine Goret. Photo du Mabilay, de la Cantine, de la Digital Tech fournie par la French Tech Rennes. Photo InOut fournie par Rennes Métropole. Photo du B-Com fournie par le B-Com. Photo du village by CA fournie par le Village by CA. Photo de Rennes par Adobe Stock.
Synthèse et rédaction par Damien Caillard.
« 2-days photo » : à la découverte d’autres écosystèmes French Tech
Les écosystèmes d’innovation, en France ou dans le monde, sont à la fois différents et comparables.
Différents parce que les villes, ou les pays, ont chacune leur histoire, leur culture, leur contexte économique qui leur est propre. Parce que la présence d’un gros acteur industriel, ou d’une activité commerciale traditionnelle, peut changer bien des choses. Et parce qu’il n’y a pas de recette miracle pour un écosystème réussi, la combinaison des ingrédients étant un dosage subtil qui varie d’un cas à l’autre.
Mais ces écosystèmes sont également comparables, à défaut d’être similaires : ils visent tous à faire grandir leurs start-ups et leurs porteurs de projets, par une chaîne de valeur que l’on retrouve à peu près partout – idéation, incubation, accélération … Aussi parce que s’y retrouvent, en coopérant plus ou moins bien, entrepreneurs, PME ou grands groupes, acteurs associatifs ou académiques, collectivités locales ou représentants de l’Etat. Surtout, parce que tous travaillent à dynamiser leur territoire auquel ils sont attachés, en pariant sur l’effet d’entraînement et d’attractivité généré par les entrepreneurs de l’innovation.
D’où l’idée d’aller voir comment ces écosystèmes fonctionnent, afin d’en tirer quelques “bonnes pratiques” que l’on sera libre de prendre en compte.
C’est l’objet de cette nouvelle rubrique du Connecteur, “2-days photo”*, où nous allons visiter un écosystème French Tech pendant 48 heures, rencontrant ses acteurs, visitant ses lieux, participant à ses événements. Vision forcément limitée et parcellaire, mais nous essayons d’en tirer une analyse et des “points de vigilance” utilisables par tous.
L’analyse suit ce fil conducteur :
- Contexte historique, culturel et économique
- Orientation et thématisation de l’écosystème
- Principaux acteurs structurants et « grands ensembles »
- Dynamique, interactions et problématiques rencontrées
- Evolution à moyen terme de l’écosystème
En conclusion sont proposés des points de vigilance et des conseils formulés par les personnes rencontrées et généralisables à tout écosystème d’innovation.
*qui n’a rien à voir avec « 1-hour photo », sauf peut-être le titre