REPRENDRE, C’EST ENTREPRENDRE : POURQUOI LA TRANSMISSION D’ENTREPRISE EST UN ENJEU URGENT

REPRENDRE, C’EST ENTREPRENDRE : POURQUOI LA TRANSMISSION D’ENTREPRISE EST UN ENJEU URGENT

On connaît la startup nation. On parle moins de la reprise nation. Et pourtant : d’ici 2033, une PME familiale sur deux devra trouver un successeur. En Auvergne, des structures comme le CEDEF 63 tentent de faire émerger une autre vision de l’entrepreneuriat. Rencontre avec Stéphanie Chanut, qui accompagne celles et ceux qui reprennent, transforment, et parfois sauvent ce qui a été construit par les générations d’avant.

On parle beaucoup de start-up, mais finalement assez peu de reprise. Pourquoi, selon vous, la transmission d’entreprise est-elle un sujet aussi urgent aujourd’hui ?

Stéphanie Chanut : Parce que la moitié des PME françaises devront changer de main d’ici 2033. Et dans près d’un cas sur deux, il n’existe à ce jour aucun plan de cession. Ce sont les chiffres, mais derrière ces chiffres, il y a un risque systémique pour notre tissu économique local : des entreprises qui ferment faute de repreneurs, des emplois qui disparaissent, un savoir-faire qui s’éteint. Le sujet est là, massif, mais encore largement impensé. On valorise beaucoup la création comme voie d’entrée dans l’entrepreneuriat, alors que la reprise est une opportunité tout aussi stratégique — et peut-être même plus durable.

Et dans cette grande vague de transmission à venir, les entreprises familiales représentent un cas particulier…

Stéphanie : Oui, un cas à part, à la fois dans les chiffres et dans ce qu’il implique humainement. On estime que 48 % des PME en France sont familiales — c’est énorme. Pourtant, seule une minorité d’entre elles sont transmises au sein de la famille : entre 12 et 17 % selon les études, contre plus de 60 % en Allemagne ou en Italie. On a un vrai retard culturel sur ce sujet. 

Et je parle en connaissance de cause. Mes parents, la famille Chanut, ont créé un magasin de meubles à Brioude avant de développer tous les magasins But de la région Auvergne. Avec l’une de mes sœurs, j’ai repris et dirigé cette entreprise pendant près de 30 ans : je pilotais la partie commerciale, elle les ressources humaines. C’est ce parcours, et les difficultés que j’ai rencontrées — solitude, injonctions, cohabitation des générations — qui m’ont donné envie de créer le CEDEF. Parce que la transmission familiale, ce n’est pas juste une opération juridique ou financière. C’est un choc identitaire, émotionnel, parfois générationnel. Et ça, on n’en parle pas assez.

Vous accompagnez des repreneurs familiaux depuis plusieurs années. Qu’est-ce qui revient le plus souvent dans ce qu’ils vivent ?

Stéphanie : Le mot qui revient le plus, c’est la solitude. Ce n’est pas une solitude opérationnelle — souvent, l’entreprise tourne — mais existentielle. On se retrouve à devoir incarner une place sans toujours en avoir choisi les contours, face à un prédécesseur qui reste très présent, que ce soit physiquement ou symboliquement. Il y a aussi un poids de loyauté : on ne veut pas trahir ce qui a été construit, on veut “bien faire”, mais sans toujours savoir comment. Beaucoup n’ont pas eu le temps de se former concrètement à l’entrepreneuriat : ils arrivent en poste sans avoir jamais ouvert un bilan ou conduit un entretien RH. Ce qui les traverse, c’est un mélange d’envie, de peur de décevoir et d’incertitude sur leur légitimité. Ils avancent à tâtons, parfois en héritant de pratiques anciennes qu’ils n’osent pas changer. C’est pour ça qu’un accompagnement sur-mesure est essentiel, pour qu’ils puissent construire leur propre posture.

Et côté cédants, qu’observez-vous ?

Stéphanie : Un vrai décalage, souvent. Beaucoup de dirigeants nient le vieillissement. La transmission est repoussée à plus tard, sans date ni plan. Derrière ça, il y a un attachement profond à l’entreprise. Ce n’est pas seulement leur outil de travail, c’est une part d’eux-mêmes. Ils ont tout construit, parfois sacrifié leur vie personelle, et il est très difficile de penser que ça pourrait continuer sans eux. On observe une confusion entre leur identité et celle de l’entreprise. L’idée même de “l’après” leur fait peur, parce qu’ils n’ont rien prévu, ni financièrement ni humainement. Ce n’est pas qu’ils ne veulent pas transmettre, c’est que, dans certains cas, ne savent pas comment exister autrement. D’où l’importance d’amorcer tôt ce travail, d’ouvrir un espace pour nommer ce qui se joue émotionnellement.

Comment le CEDEF répond-il à ces enjeux spécifiques ?

Stéphanie : Le CEDEF, c’est un cercle de pairs pensé pour les enfants de dirigeants d’entreprises familiales, qu’ils soient en amont, en cours ou après la reprise. C’est un espace rare, à la fois sécurisé et confidentiel, où l’on peut parler vrai. On y partage des situations concrètes, sans enjeu concurrentiel – on veille à ce qu’il n’y ait pas deux personnes du même secteur – et ça change tout. On sort de l’isolement, on se rend compte qu’on n’est pas seul à vivre certaines tensions ou certains doutes. 

Les rencontres mensuelles alternent témoignages, ateliers de co-développement et interventions d’experts sur des sujets très pratiques : gouvernance, pacte d’associés, rôles dans la co-gérance, etc. Mais au fond, ce qui fait la différence, c’est la possibilité de parler aussi de l’invisible : de la loyauté, du poids de l’héritage, de la difficulté à incarner son propre projet. Le CEDEF ne remplace pas un conseil juridique ou un accompagnement individuel, il vient compléter en travaillant sur ce que les autres dispositifs laissent souvent de côté : l’humain.

Vous avez aussi développé des outils concrets, pouvez-vous nous en parler ?

Stéphanie : Bien sûr. À force d’écouter les parcours et les blocages, on s’est rendu compte qu’il fallait des supports visuels et structurants pour faire émerger les sujets tabous. C’est comme ça qu’est née la Fresque de l’entreprise familiale, un outil inspiré de la Fresque du climat, qui permet de cartographier les dimensions spécifiques d’une entreprise familiale : les rôles visibles, les transmissions invisibles, les implications patrimoniales ou émotionnelles… On l’utilise comme déclencheur de discussions, aussi bien en cercle qu’en entreprise.

On travaille aussi beaucoup sur le rétro-planning de la transmission, avec des jalons clairs : prise de poste progressive, définition des priorités, montée en compétence des équipes, etc. Et surtout, on insiste sur la co-gérance, cette phase de transition délicate où les rôles doivent être clarifiés noir sur blanc : qui décide quoi ? Qui porte la vision ? Qui est là pour transmettre ou pour faire différemment ? Ces outils aident à mettre des mots, à éviter les impensés… et à sécuriser une transition qui ne s’improvise pas.

À vous écouter, on sent qu’il faut réhabiliter la reprise comme voie entrepreneuriale.

Stéphanie : Oui, clairement. On parle beaucoup de création, très peu de reprise, alors que des milliers de personnes ont envie d’entreprendre, de porter un projet. Reprendre, c’est entreprendre. C’est même souvent un “cadeau” : une entreprise qui tourne, un modèle économique éprouvé, des équipes, un ancrage local. Bien sûr, il y a des choses à faire évoluer, à moderniser, mais la base est là.

D’ailleurs, dans les transmissions familiales, on entend souvent cette notion de cadeau : “on me transmet quelque chose, à moi de l’adapter”. Et c’est d’autant plus fort que la charge émotionnelle est présente.

Mais au-delà du cadre familial, on doit créer les conditions pour que la reprise soit mieux accompagnée, mieux racontée. Il faut faire émerger des récits, donner envie. On observe par exemple que dans les entreprises familiales, il y a proportionnellement plus de femmes qui reprennent. Parce qu’en interne, les questions de genre sont moins frontales, moins biaisées que dans un processus de recrutement ou de levée de fonds.

Le mot de la fin ?

Je crois qu’on devrait aussi, dans les écoles de commerce, accompagner spécifiquement les jeunes qui veulent reprendre : leur proposer des stages dans des entreprises en phase de transmission, leur donner des outils concrets, leur permettre d’envisager cette voie comme un vrai projet entrepreneurial, pas comme un “plan B”.

On parle souvent des « déserts médicaux », mais on pourrait bientôt parler de « déserts entrepreneuriaux » dans certains territoires.  En effet,  si la question de la transmission est laissée de côté, on pourrait voir disparaître un tissu d’entreprises essentiel à la vie locale. » La reprise, qu’elle soit familiale ou non, reste un levier concret pour préserver l’activité économique et l’emploi. À condition qu’on lui accorde une place plus centrale dans les politiques et les récits entrepreneuriaux.

À propos de Pauline Rivière

Pauline Rivière est journaliste et rédactrice en chef du média en ligne le Connecteur. Elle est en charge du choix des dossiers spéciaux mensuels. Elle développe également des outils de datavisualisation à destination de l'écosystème de l'innovation et s'intéresse à l'innovation éditoriale. Avec sa société SmartVideo Academy, elle anime différentes formations à la réalisation de vidéos (au smartphone notamment) et à l’écriture audiovisuelle. Elle intervient également dans l'Enseignement Supérieur dans le cadre de projets pédagogiques digitaux, mêlant techniques de communication et sujets d'innovation.