Stéphane Gardé a un parcours … atypique : étudiant en philo, il fait un pas de côté pour s’intéresser à la philosophie orientale, sujet de son mémoire. A échanger avec lui, on se dit que c’est sans doute ce pas de côté qui structure son « épine dorsale », son rapport à la différence vécue comme complémentaire sans jugement et hiérarchie, et qui l’amène aujourd’hui à son poste de chargé de projets numériques au CRI Auvergne.
Le Centre Ressources contre l’illettrisme Auvergne concerne tout ce qui a un lien avec l’accès à la langue et aux savoirs de base. Il se positionne comme un lieu de ressources, de conseils, d’ingénierie, d’innovation et d’expérimentation. En 25 ans d’existence, ses missions, comme son environnement, ont évolué. Le CRI est maintenant à l’interface entre publics, acteurs de l’accompagnement et décideurs.
Raconte nous comment des études de philo conduisent à un engagement dans les questions de l’inclusion ?
Il est vrai qu’après mes études de philo, j’ai passé les concours mais le circuit classique me paraissait sans doute trop en ‘ligne droite’. En fait, j’aime bien les chemins de traverses !
J’ai fait mon mémoire sur la philosophie orientale, cette approche m’intéressait. Elle propose une approche plus complexe, moins dualisée que notre structure de pensée occidentale. C’est ce qui m’a passionné, tout est bien plus subtil et complexe que ‘dedans /dehors’, ‘inclus/exclus’ ‘formé/déformé’. On parle d’exclusion numérique et d’inclusion, on parle de France à 2 vitesses, on parle de fracture …Ce qui n’est pas faux en soi ! Mais la réalité a des nuances plus complexes. Nos structures logiques ont du mal à rendre compte sans opposer, à mettre en mots sans exclure, là où la pensée orientale permet leur coexistence ! Or, ces nuances sont le fondement même de la pensée orientale. Nous appréhendons le monde par ce qu’il a de réel, là où, en Orient, on le pense par ce qu’il a de possible…
Si « philosopher c’est fabriquer des concepts » comme le dit Deleuze dans « Qu’est-ce que la philosophie ? », conceptualiser c’est dualiser.
Par exemple on pense « le jour » par opposition à « la nuit ». Or entre les deux, il y a l’aube ou la pénombre. Autant de nuances qui relient deux choses sans qu’elles ne s’excluent, les pensent ensemble dans ce qu’elles peuvent avoir de complémentaire et non de distinct… En occident, tout au moins dans la logique Aristotélicienne, « une chose est ou n’est pas », c’est la notion de « tiers exclus ». La logique orientale intègre l’ »entre-deux », retranscris notamment par le penseur Indien Nagarjuna dans la figure du « tétralemme ». D’autres parlent de la « voie du milieu ». De la même façon, nous pensons souvent l' »altérité » dans ce qu’elle est différente de « moi ». On la rapporte à soi et la compare à l’égard de sa propre référence.
C’est cette distance, ce décentrage que je trouve inspirant dans la philosophie orientale : ce pas de côté qui nous permet de penser les choses, le monde et les phénomènes sans en être le centre ou la référence.
Quel rapport avec l’inclusion numérique ? J’aime à penser que l’on peut « inclure » sans « exclure » !… et que le numérique, notamment le réseau internet, dans son essence, a été créé, et est potentiellement, cette forme de lien entre les humains permettant que nous puissions nous enrichir de nos différences en partageant nos savoirs, nos connaissances, nos cultures et techniques, …bref, nos nuances !
C’est pourquoi j’attache aussi beaucoup d’importance à la notion de [bien communs] et de collaboration qu’il me semble indispensable à préserver, voire défendre.
Finalement, on retrouve beaucoup cette idée de posture dans ton parcours professionnel ?
Après avoir été animateur scientifique pour la Maison Départementale de l’Innovation, un Centre de Culture Scientifique Technique et Industriel dépendant alors du Conseil Général du Puy-de-Dôme, j’ai été objecteur de conscience à l’ADPEP 63 -et j’ai mis un pied dans un univers que je n’ai pas quitté depuis, celui de l’enseignement dédié à des personnes à besoins spécifiques.
Les notions de pédagogie, d’apprenance me passionnent.
Ça a l’air subtil mais en réalité c’est un changement de posture radical : il s’agit d’accompagner les publics pour qu’ils se forment eux même. Cela n’a rien de nouveau (cf. les pédagogies actives), mais je pense que ce que la révolution numérique (au sens de Michel Serre) a impacté en pédagogie, c’est notamment de remettre en question notre propre rapport aux savoirs et aux apprentissages et ainsi de re-mettre au centre de ces derniers non pas le formateur, mais l’apprenant et les contextes d’apprentissage !
C’est Philippe Carré, professeur en Sciences de l’Education à l’Université de Paris Nanterre, qui théorise cette approche. Il s’attache à défricher la notion d’«apprenance» comme illustration des transformations du rapport au savoir dans le cadre de la société de l’information. Ses travaux s’articulent autour de 3 verbes d’action : vouloir, savoir, pouvoir apprendre. L’apprenant est au centre et plus l’enseignant, il faut créer un contexte favorable à l’apprentissage et désacraliser le rapport au savoir.
C’est bien ce qui guide ma façon d’appréhender mon rôle et ma posture.
Des écoles … complémentaires
A l‘ADPEP 63 (Association Départementale des Pupilles de l’Enseignement Public du Puy-de-Dôme), je suis intervenu en français et en philosophie dans le cadre d’un Service d’Assistance Pédagogique à Domicile, intervenant « en maisons d’enfants ou en milieu hospitalier, pour subvenir aux besoins d’élèves malades ou accidentés ». Puis, en Emploi jeunes, j’intervenais dans l’école itinérante du Puy-de-Dôme et enfin, je suis arrivé au CRI en 2005 pour accompagner la mise en place de l’action « La Souris Verte ». Un camion multimédia itinérant, intégré dans le schéma départemental d’accueil et d’habitat pour les gens du voyage, destiné aux aux jeunes adultes et adultes voyageurs : en camion au milieu des caravanes pour susciter le désir d’apprendre ou poursuivre les apprentissages à travers les outils numériques (ordinateurs portables, scanners, imprimantes, internet, …)
Ce qui est vraiment intéressant dans ces expériences, c’est que je me suis formé certes mais le public m’a beaucoup formé aussi . Nous sommes passés de formations ou d’ateliers montés pour les publics cibles, à une réflexion avec nos publics. Nous avons au CRI une culture d’expérimentation, de modélisation de nos expériences.
Expérimenter et modéliser
C’est très cohérent avec notre rôle : par exemple, nous avons travaillé sur une expérimentation, en lien direct avec le public, sur un temps courts, pour le compte de la DIRECCTE, autour du thème « compétences numériques et employabilité ». Nous avons réalisé un diagnostic de l’existant : les besoins d’une part, à la fois des publics en recherche d’emploi mais également de ceux qui doivent monter en compétences pour conserver leur emploi, et les ressources d’autre part. Cela s’est traduit par l’organisation de 160 ateliers sur le bassin de Thiers-Ambert. L’intérêt de notre démarche a été de faire, de montrer comment nous avions fait, pour modéliser et dupliquer et permettre aux acteurs du territoire de s’en emparer pour pérenniser le projet.
Ensuite, le CRI reprend sa place, l’idée est d’accompagner ce transfert en formant les acteurs techniques, les formateurs, les bénévoles, travailleurs sociaux … tous ceux qui sont au contact de ceux qui ont des besoins (Français Langue Etrangère, illettrisme, Alphabétisation, illectronisme)
Philosophiquement, comment tu perçois l’évolution de ton métier, ton domaine d’activité ?
Je suis assez optimiste (il le faut !) mais ce n’est pas un optimisme béat : il faut rester en alerte. Pour moi, l’innovation c’est un rôle d’avant-garde et d’alerte : voir, prendre conscience, analyser pour alerter et agir en imaginant des réponses ensemble.
Prenons le contexte sociétal: compétences numériques de base + publics éloignés+ dématérialisation des services publics (100% en 2022), il y a urgence à s’emparer du sujet ! On ne peut pas juste dématérialiser, c’est pratique certes, mais cela repose sur un une culture numérique, des compétences numériques de base et de littératie numérique,et un équipement et certains publics doivent être accompagnés.
Le mur n’arrive pas, on est déjà dedans !
Il y a un côté alarmiste mais le côté positif, c’est ce que JF Marchandise appelle la capacitation [empowerment]. Le numérique est aussi un formidable levier d’intégration, de collaboration, d’échange et de partage…. C’est ce qui me rend optimiste, la révolution numérique de Michel Serre bouscule tout : le rapport au savoir à l’écologie, au travail … C’est une chance si on sait la saisir y compris pour apprendre le numérique avec le numérique… et bien d’autres choses comme participer à la vie citoyenne, culturelle… tout autant que pour apporter des limites à cela. En d’autres terme : être acteurs d’un numérique choisi et non subis (#reset #FING !)
Valoriser les compétences existantes
Lorsque j’interviens, je ne pars jamais de ce qu’il manque mais plutôt de ce qui est présent chez les personnes. Il y a toujours des compétences, je chercher à les identifier et les valoriser, à conforter l’estime de soi: pour se mettre en position d’apprendre c’est un pré-requis. Il faut rétablir cette confiance en soi (facebook est une pratique, les impots.gouv une autre, l’une n’est pas mieux ou moins bien que l’autre, elles sont différentes DONC complémentaires et les compétences nécessaires pour l’une de ces pratiques peut tout aussi bien être transférable pour l’autre… encore faut-il que pour certains publics on les y accompagne car cela ne va pas de soi la « transférabilité » des compétences.
L’enjeu est énorme, y a-t-il des trous dans la raquette ?
Oui, forcément, il y a des territoires peu ou mal couverts mais il y a aussi une appréhension de ces enjeux encore hétérogène. En fait, cet enjeu est tellement structurant pour notre société qu’il ne peut pas rester l’affaire de quelques uns. Ce que je veux dire c’est qu’aujourd’hui, l’inclusion numérique concerne tous ceux qui sont en contact avec le public. Si on prend le métier des bibliothécaires, ils sont confrontés dans les points d’accueil numériques à des publics qui ont besoin d’aide pour utiliser les ordinateurs pour saisir les démarches liées au RSA. La porosité de nos fonctions doit être assumée et organisée pour permettre d’une part l’évolution des métiers impactés par le numérique et d’autre part d’affiner les rôles nouveaux et les places de chacun.
On doit accepter voire souhaiter répondre à ces nouveaux besoins.
On ne peut plus faire les choses comme si le numérique n’existait pas mais on ne peut pas non plus le le faire n’importe comment : l’accès aux droits ou leur maintien n’est pas une simple anecdote… et nous devons également se former à cela : former les publics mais aussi ceux qui les accompagnent !. pour permettre d’une part l’évolution des métiers impacter par le numérique et d’autre part d’affiner les rôles nouveaux et les places de chacun.
Le numérique a bousculé les métiers.
Il faut intégrer cette part de médiation numérique dans les métiers de ceux qui sont en contact avec les publics éloignés.
Cela ne veut pas dire que tout le monde doit pouvoir tout faire, mais qu’il y ait une réflexion stratégique en interne, une réponse pensée et structurée, un réseau construit autour, des complémentarités à définir
Il faut un cadre national et des expérimentations locales, c’est notamment le rôle du collectif Mednum 63, mettre en réseau les initiatives, favoriser les transferts de compétences, mener des expérimentations …
Un pass numérique pour choisir de se former
L’exemple de l’expérimentation du chèque numérique Aptic dont l’objet est de lutter contre l’illectronisme, est intéressant. L’idée est de travailler sur les modalités de repérage des publics en structurant les réseaux, puis de mettre en place des dispositifs, modalités et outils pour les les identifier et les orienter en fonction de leurs besoins individuels. Et ensuite, de susciter l’envie de travailler les compétences numériques de base dans un lieu qualifié (labellisé sur les capacités à accompagner et sur des domaines de compétences définis)
L’innovation dans le dispositif, c’est aussi d’être un outil d’accompagnement du changement auprès des commanditaires, de leur donner les moyens de bien connaître les besoins. Et puis, ça remet chacun en situation d’être actif et décideur, de faire ses propres choix. On ne peut plus être passif.
En d’autres termes : pourquoi ne pas voir le numérique comme un chemin de traverse qui ne fait réseau que parce que derrière les machines, il y a avant tout des humains ?!…