Par Damien Caillard
et Cindy Pappalardo-Roy
Parler peu, agir beaucoup : c’est ce que font de nombreux start-uppeurs qui réussissent à hisser leur entreprise au-delà des difficiles premières années de création. Nous avons eu la chance de parler à plusieurs d’entre eux dans ces pages. C’est notamment le cas de Tristan Colombet, qui a réussi les paris audacieux de Prizee puis de DomRaider en faisant de ces start-ups de belles entreprises avec de nombreux emplois à la clé. Tristan a cependant choisi d’investir en retour dans l’écosystème clermontois, via son plus grand espace de coworking qui ouvrira en février : Turing 22, à la Pardieu.
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Tu es connu sur Clermont notamment pour avoir créé … mais aussi pivoté plusieurs fois. Peux-tu nous parler de cette notion de “pivot”?
L’une des premières qualités d’un entrepreneur est à mon sens sa capacité à faire preuve de flexibilité. “Pivoter”, c’est accepter de profondément remettre en cause son modèle économique à la faveur de nouveaux éléments d’analyse ou d’une opportunité. Si elle peut faire peur de prime abord, c’est une démarche qui est plus facilement acceptée par les investisseurs qu’il y a quelques années. Il faut, bien sûr, qu’elle soit étayée par des éléments concrets.
Imaginons que vous vous soyez lancé sur un marché de niche qui se révèle finalement trop petit pour être viable. Plutôt que s’entêter, il peut s’avérer plus pertinent de rebondir depuis une partie du savoir-faire ou du produit que vous avez déjà développé. Vous pourrez l’associer à un nouvel angle d’attaque, une nouvelle approche, un produit différent et même de nouvelles cibles.
« “Pivoter”, c’est accepter de profondément remettre en cause son modèle économique à la faveur de nouveaux éléments d’analyse ou d’une opportunité. »
Que vous envisagiez un pivot “progressif”, ”léger” ou de “rupture”, c’est [cependant] une décision risquée qui mérite d’être prise avec soin. Autant que possible, il convient de tester la nouvelle approche avec des KPIs* mesurables pour confirmer ses intuitions. L’herbe parait toujours plus verte dans le champ d’à-côté ! Et même si vous ne l’envisagiez pas, il est toujours bon de rester agile et ouvert aux opportunités.
À partir du moment où l’on maîtrise ces bases, comment ça se passe?
Cela part en premier lieu d’un travail de veille permanent. Chez DomRaider, tout le monde consacre une part de son temps à la veille sur son métier, sur notre environnement. Nous utilisons beaucoup les outils collaboratifs internes, tels que Slack, pour que chacun partage le fruit de ses recherches. Chaque personne ayant une expérience différente et un regard unique, cela produit une curation riche et diversifiée. Il nous arrive fréquemment de rebondir sur des idées qui en émanent.
Premier exemple, première expérience : Prizee. Comment ta première entreprise avait-elle pivoté ?
Prizee a basculé d’un modèle B2B à B2C. À l’époque des débuts de Prizee en 2000, le business model était celui de la publicité. De 2000 à 2002, 100% des revenus étaient basés sur [cette ressource]. Puis [nous avons essayé] un premier jeu interactif qui s’appelait Galaxy : les joueurs pouvaient acheter des armes supplémentaires, en appelant un numéro de téléphone surtaxé. Ça a été un grand succès. On a mené des expérimentations supplémentaires suivant ce principe – ce qui est devenu plus tard le micro-paiement -, et du free-to-play** avant que les termes n’existent. Le business model a basculé en un an.
Quels ont été les impacts de ces changements?
C’était l’arrêt de la partie commerciale / régie publicitaire. C’est surtout moi qui m’en occupait avec mon assistante, mais ça a [principalement] impacté l’organisation du site, avec la libération d’espaces (blocs) HTML par la publicité, consacrés à la fidélisation du joueur. Enfin, il fallait traiter ces appels surtaxés. Rapidement, on a externalisé, puis ré-internalisé pour des raisons de contrôle, avec l’installation de serveurs Audiotel. Le C.A. a connu une très forte augmentation – il a doublé ; ce qui a entraîné la validation du nouveau business model, qui est resté inchangé jusqu’à la sortie industrielle en 2012.
Aujourd’hui, tu es plongé dans une nouvelle aventure avec DomRaider…
Oui. Et nous en sommes déjà à 2 pivots depuis 2013 ! A la création, nous avions mis au point un outil de démarchage publicitaire automatisé sur les communautés en ligne. Après un très beau démarrage, le concept s’est révélé peu scalable. En 2014, nous avons alors profité d’une opportunité commerciale issue de ce premier produit pour proposer la vente aux enchères de noms de domaines [arrivés à échéance]. Trois belles années de croissance plus tard, l’explosion de la technologie blockchain en 2017 nous a inspiré. Nous avons lancé l’une des premières I.C.O.*** de France, et ainsi financé le portage de notre savoir faire en matière de ventes aux enchères sur la technologie blockchain.
Depuis, nous avons séparé les marques. DomRaider est le nom du groupe, Youdot est notre produit « noms de domaine » et Auctionity est l’offre blockchain.
Quelle est ta vision de la blockchain?
La blockchain, j’ai commencé à m’y intéresser en 2014, avec le Bitcoin notamment. Un cap a été franchi en 2016 avec la généralisation des smart contracts, c’est-à-dire la possibilité d’exécuter du code informatique de manière décentralisée, grâce à la technologie blockchain.
« Nous avons lancé l’une des premières ICO de France – une levée de fonds en cryptomonnaie »
L’explosion des I.C.O.s en 2017 a généré un engouement mondial aussi éphémère qu’incroyable. Ce nouveau mode de financement à mi-chemin entre le crowdfunding et une introduction en bourse présente de nombreux avantages: les règles sont claires et transparentes pour tous, le marché est plus liquide et totalement international.
Comment as-tu fait pivoter Domraider sur la blockchain ?
En mai 2017 donc, après une analyse d’opportunité, nous avons décidé de nous lancer. La première étape a été de déterminer comment monter l’I.C.O., sur qui nous appuyer. Nous étions parmi les tous premiers en France, il n’y avait pas encore de service d’accompagnement. Nous avons choisi de réaliser et coordonner tout en interne. Nous avons parallèlement dû traiter en quelques mois, avec des renforts extérieurs, les aspects techniques (tunnel de collecte des fonds, émission des tokens, sécurité des contrats…), légaux (écriture et traduction du whitepaper en six langues), fiscaux, mais aussi commerciaux. [Pour ce faire,] nous avons recruté en un temps record une équipe internationale native capable de faire rayonner notre projet partout. Le tout a été supporté par un important travail de communication afin de fédérer la plus grosse communauté possible.
Nous avons été présents à plus d’une dizaine d’événements mondiaux. L’opération a été un succès, nous avons vendu 560 millions de jetons dans 115 pays. C’est grâce à ce financement que nous avons pu lancer le développement effectif de notre réseau décentralisé de ventes aux enchères, Auctionity.
Le pivot n’est finalement qu’un moyen de mieux atteindre le graal de la “scalabilité”.
C’est effectivement un point commun à de nombreuses success story partout dans le monde. Il est rare d’avoir su cibler dès le départ d’un projet l’idée exacte qui fera de vous une licorne quelques années plus tard. Pour ma part, tous les projets sur lesquels j’ai travaillé ou investi ont vécu au moins un pivot à un moment ou un autre.
« Chez DomRaider, tout le monde consacre une part de son temps à la veille sur son métier, sur notre environnement. »
J’ai toujours recherché en premier lieu des idées novatrices, souvent en rupture avec l’existant, et porteuses d’un fort potentiel de scalabilité. Cela s’accompagne nécessairement d’une forte incertitude, et donc, de la nécessité de s’adapter dans le temps.
Lorsque j’ai lancé Prizee en 2000, je n’aurais jamais pu imaginer que nous atteindrions les 37 Millions de joueurs 10 ans plus tard. Aujourd’hui, avec Auctionity, la technologie est encore confidentielle (il n’y a que quelques milliers d’utilisateurs de DAPP**** à travers le monde), mais il est certain que cela va exploser dans les années qui viennent. Du coup nous faisons tout pour préparer le plus en amont possible la gestion de l’hyper-croissance à venir.
Peux-tu nous donner ton principal conseil pour réussir son projet ?
S’avoir bien s’entourer est sans aucun doute en tête de liste ! Réussir à constituer une équipe talentueuse et soudée dans laquelle chacun s’épanouit est un gage de réussite. Aujourd’hui, plus que les compétences pures, les soft skills prédominent. La capacité d’une personne a bien s’intégrer dans un groupe, soutenir les autres, collaborer mais aussi s’adapter et savoir se remettre en cause est essentielle.
Qui dit “gérer une équipe” dit forcément innovation managériale?
Je m’intéresse en effet beaucoup aux nouvelles méthodes de management. Je suis très attaché au fait que les gens se sentent bien dans leur environnement de travail. L’objectif est de réussir à concilier une vraie qualité de vie avec des objectifs ambitieux. J’ai été particulièrement inspiré par les principes de l’entreprise libérée, qui mettent l’accent sur la responsabilisation individuelle. La stratégie de l’entreprise est partagée avec tous afin que chacun puisse prendre de manière autonome les meilleures décisions dans son périmètre de compétence.
Cela permet de garder une hiérarchie à plat, aussi conviviale qu’efficiente, sans perdre en agilité. En outre, chacun est partie prenante du résultat collectif puisque tous les collaborateurs sont devenus actionnaires de la société grâce aux actions gratuites.
Quelle est ta vision sur l’écosystème local?
Je suis originaire de Montbrison, dans la Loire, et Clermontois d’adoption depuis maintenant 20 ans. Je suis arrivé en 1999 pour y faire mes étude, à l’IUT Informatique. Ayant créé ma première société, Prizee, en parallèle, je suis tout naturellement resté sur le territoire une fois mon diplôme en poche. Même si la partie “réseau métier” reste moins riche qu’à Paris, nous avons tout de même la chance d’avoir un écosystème actif, riche en compétences et en pleine expansion. En échange de quelques déplacements réguliers à la capitale, nous pouvons profiter ici d’un cadre de vie sans pareil, propice à la concentration et à la créativité.
En ce moment, on parle beaucoup de Turing 22, le nouvel espace de coworking à Clermont-Ferrand…
Les coworkings sont une nouvelle façon de travailler absolument formidable. Ces lieux d’échange et de vie donne une nouvelle dimension à la collaboration entre professionnels en rendant naturel la mise en relation et le travail collaboratif.
Si ce type de lieux a explosé l’année dernière à Paris, sous l’impulsion de géants comme WeWork, nous en avions encore trop peu à Clermont-Ferrand. Epicentre a ouvert la voie en centre ville mais il manquait encore un lieu suffisamment grand pour accueillir aussi des équipes déjà constituées et des sociétés en forte croissance.
Turing 22, c’est donc un espace de coworking et de bureaux privés de 600 places sur le point***** d’ouvrir au cœur du parc technologique de la Pardieu. C’est un projet que je porte de longue date et qui me tient particulièrement à cœur. Il est pour moi l’occasion d’apporter ma contribution au développement de l’écosystème Clermontois.
*KPI : Key Performance Indicator
**Free To Play : jeu fourni gratuitement, avec possibilité d’achat dans l’application
*** I.C.O. (Initial Coin Offering) : une levée de fonds en cryptomonnaie
****D.A.P.P. (Decentralized APPlication) : application décentralisée – dans le vocabulaire blockchain
*****Turing 22 ouvrira début février 2019 au 22 allée Alan Turing, à la Pardieu (sur le site de l’ancien Bivouac / Prizee)
Pour en savoir plus :
le site officiel de Domraider
le site officiel de Turing 22
Entretien réalisé le 21 novembre 2018 par Damien Caillard. Propos synthétisés et réorganisés pour plus de lisibilité par Cindy Pappalardo-Roy, puis relus et corrigés par Tristan.
Visuels fournis par Tristan sauf la photo de Une, par Damien Caillard pour le Connecteur.
Résumé/sommaire de l’article (cliquez sur les #liens pour accéder aux sections)
- #Pivot – La démarche du pivot est beaucoup plus acceptée qu’il y a quelques années, par les investisseurs – dont Tristan Colombet fait parti. Le chef d’entreprise qui le porte doit l’étayer par des éléments concrets. Le pivot peut avoir deux approches : le pivot « léger » est le changement d’angle, d’approche, moins risqué et moins compliqué et le pivot « de rupture », dont l’élément qui fait le lien n’était pas forcément le coeur opérationnel. C’est aussi la capacité à rester agile, ouvert aux opportunités. Pour pivoter, il faut un travail de veille permanent. C’est par rebond qu’on trouve les bonnes ressources. On a tous des lectures, des expériences et des analyses différentes.
- #Prizee –À l’époque des débuts de Prizee en 2000, le business model était celui de la publicité. De 2000 à 2002, 100% des revenus étaient basés sur la publicité. Puis, lors d’un essai sur un premier jeu interactif qui s’appelait Galaxy, les joueurs pouvaient acheter des armes supplémentaires, en appelant un numéro téléphonique surtaxé. C’était un grand succès. Tristan et son équipe ont mené des expérimentations supplémentaires suivant ce principe – ce qui est devenu plus tard le micro-paiement -, et du free-to-play avant que les termes n’existent. Le business model a basculé en un an.
- #Domraider – L’activité DomRaider a pivoté deux fois complètement. En 2013, à la création, ils travaillaient sur un outil de démarchage automatisé sur des communautés en ligne, à travers des avatars et sur un but publicitaire. En quelques mois, ils ont basculé sur la vente de noms de domaine expirés, par opportunité. Et, en 2017, une bascule – en cours – sur la technologie blockchain et les ventes aux enchères basées sur cette technologie. À l’extérieur, ils accompagnent en communication. Concrètement, ils ont séparé les marques : DomRaider est le nom du groupe ; le produit noms de domaine est Youdot, Auctionity étant l’offre blockchain.
- #Blockchain – Tristan a commencé à s’intéresser sérieusement à la blockchain en 2014, avec le Bitcoin notamment. Le point de bascule s’est fait en 2017, avec l’arrivée des smart contracts, c’est-à-dire la possibilité d’exécuter du code informatique sur la blockchain, ainsi que l’arrivée des ICO, les levées de fonds en crypto-monnaies. Les ICO ont une dimension extrêmement ouverte : tous les participants peuvent savoir à quoi ils s’engagent, quelles seront les règles de fonctionnement. D’autre part, la liquidité pour les sociétés bénéficiaires sera beaucoup plus importante, les jetons étant échangeables sur les marchés pour les petites sociétés au même titre que pour les grosses. Enfin, le marché est par définition international.
- #InnovationManagériale – Tristan s’intéresse également aux nouvelles méthodes de management. Il se dit très attaché au fait que les gens se sentent bien dans leur environnement de travail, concilier une vraie qualité de vie avec des objectifs ambitieux. Il s’est beaucoup inspiré des entreprises libérées, avec de la responsabilisation individuelle : donner un périmètre clair, une vraie autonomie à chaque personne, dans son domaine de compétence. Même si les projets évoluent, chacun sait clairement ce qu’il peut faire. Ce modèle fonctionne très bien. Aujourd’hui, ses collaborateurs sont également actionnaires de la société.
- #ÉcosystèmeLocal – Tristan dit : « Vis à vis d’une ville comme Paris, on est loin du monde des réseaux ici, c’est plus difficile. Il faut accepter de faire beaucoup de déplacements. En revanche, les points positifs sont nombreux pour les collaborateurs : on a de très bonnes compétences ici, avec une qualité de vie qu’on ne peut pas avoir à Paris ; on a des gens plus reposés, plus créatifs et concentrés. Aussi, les développeurs blockchain sont bien moins « sollicités » pour du débauchage qu’à Paris ! Ils sont plus dans une optique de stabilité. Le fait d’être un peu plus loin des réseaux fait qu’on passe moins de temps à parler, et plus à agir.«
- #Turing22 – Avec Turing 22 – un projet non scalable, qui n’a pas vocation à l’être – Tristan souhaite se rapprocher de l’écosystème et lui rendre ce qu’il lui a apporté. Ce sera un espace de collaboration, avec une dimension coworking mais aussi bureaux privés, et la volonté de rassembler les acteurs de la tech après les stades incubateur/accélérateur. C’est très inspiré du modèle de Wework : il pourra accueillir 650 personnes en format coworking et bureaux privés. Sera développé surtout de l’échange, en créant du lien et des connections entre les gens. C’est la dimension principale : 4700 m2 et 80 bureaux privés.