Par Damien Caillard
Les Ecoles de Commerce sont, par essence, les temples du business et de la recherche de profit. Vraiment ? Depuis quelques années, nombreuses sont celles – et pas forcément parmi les « parisiennes » – qui revisitent leur modèle. A l’ESC Clermont, un groupe d’enseignants-chercheurs propose de bouleverser l’approche même de l’entreprise et de la valeur : c’est le souhait d’Emmanuel Bonnet, Diego Landivar et Alexandre Monnin qui mettent en avant une série d’initiatives pédagogiques autour de l’Anthropocène.
Plus qu’un nouveau contexte
Si vous êtes familier avec les époques de l’histoire terrestre, l’Anthropocène en est la dernière en date : elle caractérise “la [période] de l’histoire de la Terre qui a débuté lorsque les activités humaines ont eu une incidence globale significative sur l’écosystème terrestre.” nous dit Wikipédia. Géologiquement parlant, il s’agit de l’ensemble des “strates chronologiques”, vérifiables dans les sédiments et les dépôts de par le monde, où s’observent les concentrations de poussières de charbon, de micro-plastiques, de bitumes, de produits chimiques … qui ne peuvent provenir que de l’activité humaine. L’impact de l’homme sur la planète devient alors la question centrale: que peut “encaisser” l’environnement avant de parvenir à un, ou plusieurs, points de bascule qui provoqueront un emballement des dérèglements climatiques et biologiques ?
Du côté d’une école de commerce, il s’agit presque d’une terra incognita, un champ d’étude vierge. C’est cette exploration qu’ont entamé trois enseignants-chercheurs de l’ESC Clermont, rassemblés autour d’Origens Media Lab, un projet de recherche au CERDI devenu association. “On est une dizaine de chercheurs de plusieurs institutions, qui ont à coeur de travailler l’Anthropocène en lien avec différentes disciplines dont l’économie, le droit, la sociologie …” résume Diego Landivar, son fondateur. En 2012, suite à la refonte du programme Grandes Ecoles à l’ESC Clermont, il a eu comme mission d’élargir la culture générale des étudiants. C’était l’opportunité de les sensibiliser aux enjeux environnementaux, notamment à travers une approche “sciences dures” comme la géologie, la climatologie et l’océanographie.
Alexandre Monnin, de son côté, a suivi un parcours en tant que philosophe – avec une thèse sur l’architecture du Web – des sujets sur lesquels il a été chercheur à l’INRIA, avec le W3C ou encore le Shift Project. Il rejoint l’ESC Clermont en 2017 : “L’Anthropocène était déjà débattu dans les spécialistes des sciences de la terre, mais sous le radar.” se rappelle-t-il. Le livre de Pablo Servigne en 2015, introduisant la notion d’effondrement en France, la COP21 puis la reprise croissante de ce thème – débattu – par les médias, en lien avec une actualité environnementale de plus en plus lourde, ont rendu l’Anthropocène “audible”. En 2017, Alexandre devient directeur de la recherche pour Origens.
Emmanuel, quant a lui, a intégré Origens en 2017, un an après son recrutement à l’ESC Clermont. Avec un passé dans la philosophie puis une thèse en sciences de gestion, il s’est rapidement intéressé aux “situations extrêmes” et à l’innovation intensive qui en découle, illustrées par exemple dans son talk donné au TEDxClermont en 2015 sur une simulation de base martienne dans le désert américain. “Depuis que je travaille sur l’Anthropocène, et la manière de l’aborder dans les sciences de gestion, c’est un autre paradigme” précise-t-il, questionnant les incompatibilités entre les deux notions. “Doit-on rester sur le [principe] de l’innovation ? C’était troublant mais dans le bon sens, [et] j’ai clairement abandonné certains objets de recherche, j’ai refait mes cours …”
Redéfinir l’innovation et l’entrepreneuriat
Mais dans quelle mesure l’Anthropocène peut-il pousser à une nouvelle approche des sciences de gestion ? Comme le précise d’emblée Diego, “On a décidé d’abandonner les paradigmes de la RSE [Responsabilité Sociétale d’Entreprise] et du développement durable, qui étaient les focales traditionnelles des écoles de gestion quant à la nature et l’environnement.” En d’autres termes, envisager l’Anthropocène n’implique pas juste une “correction” de la trajectoire de l’humanité – et de ses sciences de gestion – mais une appréhension radicalement différente.
“Quel effet de l’Anthropocène sur le monde des organisations ?” résume Diego. Il y a clairement un lien entre la “technosphère” – les infrastructures technologiques, mais aussi les routes, les villes … – et les traces laissées sur la planète. “Mais peu de gens se sont intéressés aux organisations, qui sont derrière la technosphère” précise le fondateur d’Origens. D’où la grande question : faut-il innover à l’ère de l’Anthropocène ? Selon Emmanuel, il est capital de “requestionner ce concept, et le sortir de sa définition classique” liée notamment aux marchés, à la technologie, aux usages.
“La question du climat montre que c’est un ‘hyper objet’” explique Diego. “[une notion] dans laquelle on est emmêlés, qu’on ne peut pas vraiment extérioriser”. Plus largement, les chercheurs de l’Anthropocène insistent sur l’abandon de la vision de l’environnement et de la nature comme un contexte, ou une donnée extérieure, qu’il convient de “gérer” par une logique problème/solution. On le voit quotidiennement dans les médias : les effets du “changement climatique” (et environnemental) sont cumulatifs, souvent irréversibles, et incroyablement complexes … Difficile de conceptualiser cela.
Pour autant, il ne s’agit pas d’un abandon ni d’un retour en arrière. “l’alternative à l’innovation n’est pas le repli mais la reconceptualisation” insiste Emmanuel. Diego renchérit : “il faut amener la ‘redirection écologique’, qui aboutit à neutraliser – voire désarmer – l’innovation.” Le petit groupe d’Origens a ainsi travaillé sur des notions de désincubation, de désinnovation, notamment à travers un projet baptisé Closing Worlds. “Comment ‘fermer’ des modèles économiques et des infrastructures qui ne sont plus adaptées à l’Anthropocène ?” résume Alexandre, qui a travaillé sur une approche double : un “atterrissage” par paliers pour gérer l’héritage de la civilisation précédente, et une “déstoration” qui concerne les innovations qui ne sont pas encore advenues mais qui ne sont pas nécessaires dans le cadre de l’Anthropocène.
Une intégration progressive dans le cursus ESC
La réflexion à long terme de l’équipe Origens doit cependant prendre corps dès aujourd’hui au sein du cursus de l’ESC Clermont. Comme le résume Emmanuel, qui cumule les fonctions de chercheur mais aussi d’enseignant à travers le module “entrepreneuriat”, “si on doit abandonner l’innovation, on privilégierait plutôt la notion de design, qui nous paraît plus pertinente”. Précisons d’emblée qu’il s’agit de la définition “large” du design, en tant qu’approche conceptrice embrassant la complexité et basée sur les besoins utilisateurs, pas juste la capacité à dessiner un canapé avec des formes originales …
Concrètement, les étudiants de première année dans le cursus principal travailleront sur l’Anthropocène pendant 4 semaines, soit le premier module après la rentrée. L’année suivante, deux modules sont prévus pour aller plus loin : “cartographie des controverses” et “gestion de crises”. L’approche y est très pragmatique : “On a essayé d’orienter ces modules pour rendre [les futurs gestionnaires] aptes à gérer des situations critiques liées à l’Anthropocène” précise Emmanuel.
Enfin, en année 3, Alexandre coordonne un séminaire interdisciplinaire en anglais mêlant design, sciences humaines et gestion des organisations. “On fait intervenir des designers qui travaillent sur la région et qui ont rapport à l’Anthropocène, comme Common Futures à Lyon, la Cité du Design de Saint-Etienne sur la question du vivant, la ferme de la Mhotte près de Moulins et le collectif Bureau d’Etudes …” précise-t-il. “On tente cette initiation au design dans une école de management, d’autant plus que les écoles de design viennent nous concurrencer ! Ces univers se rapprochent”
Clermont 2040, ville low-tech
Au sortir des vacances de la Toussaint 2019, les étudiants de l’ESC ont été plongés dans un module intensif de 5 jours directement inspiré de la nouvelle approche anthropocénique : un design sprint low-tech. Pas de panique, on va vous expliquer !
On a vu plus haut que la définition large du design implique de s’interroger sur les besoins des utilisateurs. De manière surprenante, cela reste une pierre d’achoppement dans toutes les approches innovantes. Le design sprint est simplement une méthode d’application du design, resserrée dans le temps, et en l’occurrence adaptée pour des besoins pédagogiques. Plus précisément, il s’agit de se “concentrer d’abord sur le problème, avant d’envisager des éléments de solution” comme le présente Emmanuel, mais aussi d’apprendre par l’expérimentation, le prototypage, le test en situation réelle.
Quant à la low-tech, son nom la définit : elle s’oppose à la high-tech, approche aujourd’hui commune basée sur le “techno solutionnisme”, toujours plus violente et disruptive pour survivre selon Emmanuel. A l’inverse, la low-tech imagine des solutions technologiques mais plus douces, plus lentes, moins complexes … et peut tout à fait envisager des notions telles que la non-utilisation ou la sobriété, a priori impensables dans la high-tech. C’est le principe de faire “atterrir” l’entrepreneuriat et le business dans les “limites planétaires”, ces contraintes imposées par la nature et qui deviennent plus nettes chaque jour.
Donc, un design sprint low tech a tenu en haleine les étudiants de l’ESC du 4 au 8 novembre derniers. Il s’agit du module intensif annuel sur le projet entrepreneurial, revisité par Emmanuel et son équipe : “au début, il était sur l’innovation intensive, avec une vraie dimension start-up. J’ai proposé de le sortir de ce modèle à travers la low-tech”.
Pour ce faire, le module a été conçu et animé par le Low-Tech Lab, une structure basée à Concarneau en Bretagne et représentée par Quentin Mateus, avec Marie-Cécile Paccard de Common Futures (à Lyon). C’est Quentin qui a pris la parole devant l’auditorium pour présenter les valeurs clé de la low-tech : utilité, durabilité (et économie des ressources, dont la revalorisation), et accessibilité (économique mais aussi open source, donc facile à connaître, à comprendre et à appliquer).
Avec l’aide de plusieurs “facilitateurs” clermontois, l’équipe du Low-Tech Lab a donc accompagné les étudiants par sous-groupes, à travers plusieurs thématiques transversales – l’alimentation, l’énergie, les transports, l’habitat … – pour se projeter dans un “Clermont 2040, ville low-tech”. Tous les participants ont imaginé, prototypé, testé des projets très concrets dans ces domaines, qu’ils ont présentés en séance commune à la fin de la semaine de travail.
Au final, des projets surprenants et décalés, mais passionnants, que vous découvrirez (en partie) à la fin de chaque interview vidéo ci-dessous dans les “coups de coeur”. Mais, surtout, l’enseignement selon lequel, après une phase initiale d’incompréhension voire de déni, le principe refondateur de l’Anthropocène fait ses preuves, quel que soit le domaine d’étude. “L’approche low-tech, c’est une sorte de principe applicable à plein de choses, par exemple un site web, une entreprise, mais aussi à l’économie, à l’innovation.” résume Quentin Mateus. “et le design porte des outils très intéressants, plus ouverts que l’innovation, sur lesquels les questions low-tech peuvent se ‘plugguer’”.
La clé étant bien de s’intéresser d’abord au problème tel qu’exprimé par les utilisateurs, les plus variés possibles. “La diversité est essentielle” conclut Quentin. “Une solution n’est pertinente que si elle est pensée, conçue et produite au plus proche des besoins. On appelle ça de la subsidiarité, et ça veut dire qu’il y a plein de formes différentes, et autant de publics possibles que de porteurs de projets.”
En savoir plus sur ce module low-tech :
Interview de Marie-Cécile Paccard, designer systémique et animatrice du module :
Interview de Nicolas Gouy, facilitateur clermontois en intelligence collaborative :
Interview de Emmanuel Bonnet qui a bien sûr coordonné ce module dans le cadre de l’ESC :
Les efforts combinés de ces chercheurs pionniers à l’ESC Clermont semblent en passe de réussir : la direction de l’école de commerce a signé le 26 novembre un partenariat avec l’école de design Strate pour créer ensemble un Master of Science “Anthropocene by Design” qui se déroulera à Lyon à partir de septembre 2020. Pour en résumer l’objectif inscrit dans la présentation, il sera “totalement dédié à la formation de futurs acteurs de la transition climatique, économique, industrielle et sociale, en s’appuyant sur les nouvelles stratégies face au changement”
Progressivement, les mentalités changent, les barrières tombent, et une approche vraiment constructive – qui dépasse l’effroi catastrophiste ou la tétanisation par l’enjeu que l’on observe trop souvent – advient. Mais cela reste un travail de longue haleine. “Ce qu’on essaye d’expliquer”, insiste Diego, “c’est que [l’Anthropocène] est en train de devenir un champ d’étude absolument colossal : la ‘redirection écologique’ parle de ce qui va remplacer la RSE, le développement durable … mais il faut proposer autre chose que la critique. On hérite de ce monde organisé, de la technosphère … et notre but est de les amener aux limites planétaires, de désarmer les mythes incompatibles”
Interviews réalisées les 16 octobre, 4 et 8 novembre à l’ESC Clermont. Photos des ateliers fournies par Emmanuel Bonnet; photo de Une propriété ESC Clermont. Merci à toute l’équipe Origens, au Low Tech Lab, et à Nicolas Gouy pour leur disponibilité.