C’était une première et c’était à Clermont, l’émission C Politique se tenait en public autour d’un thème évocateur pour les clermontois. « Mobilité : ralentir pour être heureux ? » . Une volonté de conserver un lien avec son public, d’échanger avec de vraies personnes, de sortir de ses propres bulles de filtres. Volonté qui traverse d’ailleurs les grands médias nationaux (lire aussi “La mue des médias entre transition et acceptation”).
Une envie avouée de faire place à un débat dit ‘de qualité’, c’est à dire d’échanger des points de vue potentiellement différents et, sans pugilat. Une “initiative de salubrité publique” a même dit Olivier Bianchi, remerciant les organisateurs de rendre “possible ces temps de respiration et de réflexion et de débats avec les citoyens”
Ainsi, le 8 janvier dernier, dans le magnifique hall des pas perdus de la Comédie Scène Nationale, Thomas Snégaroff, ses invités et le public -venu en nombre- échangeaient autour de la question : « Mobilité : ralentir pour être heureux ? »
Les invités : Jean Viard, sociologue, Pascal Picq, paléoanthropologue et Sylvie Landrieve, co-directrice du Forum vie mobile. La discussion s’est focalisée sur les effets – et les formes – de la vitesse sur nos vies. Quand on se demande s’il faut ralentir pour être heureux, on induit que la vitesse et l’accélération nous rendraient malheureux. La promesse de gain de temps, paradoxalement, peut entraîner une perte d’expériences et de bien-être. Mais au-delà de la question un brin philosophique, et c’est Thomas Snégaroff qui le soulève, le sujet et la façon de le poser n’est-il pas “un problème de bourges” ?
D’où parlent Jean Viard, Pascal Picq et Sylvie Landriève ?
Jean Viard, c’est une star des plateaux TV. Sociologue et directeur de recherche associé au CEVIPOF-CNRS au CEVIPOF , il est connu pour ses travaux sur l’espace, l’aménagement du territoire, la mobilité et les « temps sociaux » tels que les vacances et le temps de travail. Il analyse les inégalités de mobilité en France sur dix ans et critique l’approche uniforme des politiques publiques. Notamment concernant les pistes cyclables et les ZFE, qui ne tiennent pas compte des spécificités territoriales et aggravent les inégalités sociales. Jean Viard met en lumière l’importance du facteur territorial, considérant la crise politique actuelle comme une crise du périurbain. Il souligne l’urgence climatique et l’impérieuse nécessité d’adapter les politiques de mobilité, en évitant les solutions simplistes et en favorisant une approche plus juste et plus efficace.
Pascal Picq travaille sur l’évolution de la lignée humaine, en particulier sur la locomotion et les modes de vie des premiers hominidés. Il met en perspective la mobilité humaine en rappelant que la marche est le mode de déplacement originel de notre espèce. Il souligne que l’évolution a doté l’humain d’une endurance exceptionnelle pour parcourir de longues distances. Et que la sédentarisation récente contraste avec des millions d’années de nomadisme. Cette diminution inexorable des temps de déplacements actifs devient un enjeu de santé publique majeur et très inquiétant.
Sylvie Landriève codirige le Forum Vies Mobiles, un think-tank dédié à l’étude de la mobilité et des modes de vie du futur. Le Forum porte un manifeste plaidant pour une profonde transformation des modes de mobilité. Il dénonce l’illusion d’une mobilité accrue par la technologie, soulignant ses conséquences néfastes sur l’environnement et les inégalités sociales. Il promeut également une transition écologique basée sur le ralentissement, la réduction des distances, et la priorité aux modes de transport doux.
Que retenir de ces 45 minutes de discussion ?
La mobilité est un sujet complexe par nature : il comporte de nombreuses clés d’entrée et autant de ramifications. On peut l’aborder sous l’angle de l’aménagement du territoire et de l’urbanisme, ou alors de l’évolution technologique, de la santé, de la dimension environnementale, sociale, sociologique …. Bref, les enjeux sont nombreux. L’échange du jour le place davantage sur un plan sociologique et politique. La vitesse – et la perception de vitesse- n’est-elle pas un révélateur d’inégalités sociales et géographiques ?
La vitesse et le paradoxe du temps :
La recherche de la vitesse, comme moyen de gagner du temps, pourrait en réalité en faire perdre. Pascal Picq relève que selon la théorie de la relativité, plus on va vite, plus le temps se dilate mais que l’expérience contemporaine semble indiquer le contraire. Plus on va vite, plus le temps semble se réduire. Comme une sensation que le temps s’accélère quand on vit à un rythme rapide. Pour Jean Viard, il y également dans ce rapport vécu au temps qui file, une sorte de dichotomie. Entre le temps de l’instantanéité permise par le numérique, qui participe à l’intensification du rythme de vie, et le temps de la relation humaine, qui demeure et peut-être se renforce dans un besoin de proximité.
Pour J Viard, ce paradoxe crée des tensions et des questions sur la manière de passer d’un monde à l’autre. Pour autant, S. Landriève relève que le numérique n’a pas remplacé les déplacements physiques. Leur volume ne baisse pas, en raison, notamment, de l’organisation des territoires.
L’évolution humaine et la marche :
Pascal Picq le rappelle, contrairement aux idées reçues, l’être humain est l’une des espèces les plus endurantes, capable de parcourir de longues distances. L’endurance est une caractéristique fondamentale de notre espèce. La marche a été le mode de déplacement dominant pendant une grande partie de l’histoire humaine. Elle vit un coup d’arrêt, majeur et très préoccupant, dû à l’adoption massive des véhicules motorisés. Celle-ci a favorisé la sédentarisation et elle-même entraîné une perte de capacités physiques, notamment chez les jeunes générations.
Il note aussi qu’une certaine conception de la modernité associe le fait de se déplacer avec son corps à un archaïsme, valorisant plutôt les moyens de transport rapides et automatisés. Cette conception contribue à la diminution de l’activité physique et à l’augmentation de la sédentarité. Ralentir pourrait être une solution aux problèmes de sédentarité et de santé publique. La marche reprend ses lettres de noblesse comme mode de déplacement, mais aussi comme activité bénéfique pour le bien-être. Pourtant, cette transformation des mentalités et des infrastructures nécessite des politiques volontaristes. Des aménagements pour encourager des déplacements plus doux, des campagnes de sensibilisation, et une réduction de la dépendance à la voiture. En somme, la vitesse n’est pas qu’un choix individuel : elle reflète les inégalités structurelles et l’organisation des territoires. Ralentir, loin d’être un simple slogan, pourrait devenir une réponse à des fractures sociales et géographiques profondes.
La vitesse, privilège des uns, contrainte des autres
La mobilité rapide est souvent présentée comme un idéal moderne. Or, les populations des périphéries urbaines subissent des mobilités contraintes. (des trajets quotidiens en voiture, souvent longs et coûteux, pour accéder aux centres d’emploi ou de services). Alors que les habitants des centres-villes bénéficient de choix multiples : transports en commun, proximité des commerces et possibilité de se déplacer à pied.
Cela reflète aussi des fractures importantes. Sylvie Landriève le souligne, « les inégalités de mobilité sont 10 fois plus marquées que celles de revenus ». C’est dire l’étendue de cette fracture sociale et géographique. Or, la mobilité est un facteur déterminant de l’accès à des opportunités et à la qualité de vie. Et donc au sentiment possible de déclassement ou de déconsidération qui peut avoir des répercussions politiques.
D’après Jean Viard, cette bipolarisation géographique se voit aussi dans les urnes. De manière un peu caricaturale, les zones périurbaines voteraient plus facilement pour l’extrême droite, tandis que les centres-villes adopteraient des orientations plus progressistes. Ces divergences traduisent une fracture liée à l’organisation du territoire et aux différences de mobilité.
Pour Jean Viard, il y a également une vraie question liée aux logiques électorales qui fait que “l’on vote là où on dort. Or on dort dans une maison avec jardin pour 63% de la population donc plutôt à l’extérieur des métropoles, qui elles concentrent services, loisirs et emplois”. Mais ceux qui y votent n’ont pas les mêmes priorités et besoins que ceux qui les utilisent…”
Une aspiration collective à ralentir … mais pour quoi faire ?
Le Forum des vies mobiles a réalisé une grande étude internationale (en 2015) sur les aspirations liées aux mobilités et modes de vie. Elle fait apparaitre une forte aspiration au ralentissement. Non pas seulement pour soi, mais pour repenser l’organisation du temps et de l’espace. Pour en passer moins dans un temps inutile (le déplacement) et plus dans un temps de qualité (la famille, soi-même).
Jean Viard évoque l’importance de la proximité : « vivre dans des villes où tout est à moins de 30 minutes à pied ou en vélo ». Cette aspiration pose cependant des questions : comment rendre cela accessible à tous ? Comment répondre aux besoins des zones rurales ou des banlieues qui manquent d’infrastructures ?
Dans une autre étude du Forum des vies mobiles, consacrée à “la mobilité liée au temps libre du quotidien”, on prend conscience que “[les français] passent autant de temps à se déplacer pour leur temps libre que pour le travail, près de 4 heures par semaine, mais ils parcourent moins de kilomètres, à peine plus de 100 kilomètres contre 170. Quand on le peut, on privilégie la proximité.” On note aussi qu’il existe de forte disparités, de genre par exemple mais aussi de statut (présence d’enfants). Et que le sentiment d’insatisfaction est plutôt motivé par le caractère contraint et fragmenté du temps disponible hors travail.
Quelles pistes ?
Pour Sylvie Landriève, c’est l’aménagement du territoire qui peut impulser de véritables transformations. Recréer des pôles de vie en dehors des métropoles. Conditionner l’implantation des entreprises à l’existence de moyens d’accès alternatifs à la voiture. Déployer le télétravail. Il importe également de planifier et réaliser des systèmes territoriaux de transports collectifs cadencés. Mais aussi, de socialiser l’usage de la route et mettre en place un plan marche.
Jean Viard de son côté fustige la tradition française jacobine qui impose une réponse unique et uniforme sur l’ensemble du territoire. Il propose de repenser l’aménagement du territoire en tenant compte des spécificités locales. De favoriser l’autonomie des régions et d’intégrer les enjeux sociaux dans les politiques environnementales. Et enfin, de ne pas imposer un modèle unique à tous. Il est nécessaire de prendre en compte les différents modes de vie et de mobilité, ainsi que les conséquences des politiques publiques sur les inégalités sociales.