Entretien / L’Odyssée d’Alex Rousselet

Entretien / L’Odyssée d’Alex Rousselet

Par Damien Caillard


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De Moulins à Moulins en passant par Bruxelles, Bucarest, Santiago du Chili … à 26 ans, Alex Rousselet a déjà visité de nombreux pays et rassemblé des dizaines de passionnés autour de ses projets. Originaire d’une famille d’agriculteurs de Manzat, près de Riom, il a créé un incubateur de projet associatif, co-fondé un Fablab et rejoint peu après le Réseau Français des FabLabs, monté une conférence Européenne à Moulins et participé à d’autres en Europe ou Amérique Latine avant d’assembler patiemment de quoi créer l’Erasmus des makers à horizon 2020.

On peut difficilement avoir fait plus de choses dans sa vie à 26 ans. Quel est ton moteur ?

Pour moi, rien n’est impossible quand tu le fais avec passion et encore plus quand tu es entouré de passionnés. Si les gens sont passionnés, ils deviennent excellents. Je ne connais pas encore de personne excellente qui n’est pas passionnée !

Cette vision du monde, tu l’as eue très jeune

Je viens d’une famille d’agriculteurs, mais je n’ai jamais eu la fibre agricole. En revanche, mes parents m’ont très vite encouragé à m’impliquer dans les associations du village. On a repris les fêtes des conscrits, le carnaval, les défilés de char, ce genre de choses. Je ne trouvais pas à l’école le travail d’équipe qu’on a dans des milieux plus disruptifs comme les associations, qui n’ont pas de modèle-type. Chaque asso s’inclue dans l’écosystème qui l’entoure, et il y a du sens pour une association à repérer une problématique et réfléchir comment y répondre par une proposition de valeur.

J’ai toujours aimé organiser, même en tant que bénévole au début. Ce qui me plaisait, c’était d’être impliqué dans des projets. Et j’ai voulu faire des études qui touchent à la communication, la gestion, le travail en équipe …

Ton premier « saut dans le vide », tu l’as fait grâce à Erasmus. Où es-tu allé ?

En 2012, j’étais étudiant à Moulins [pour un DUT en Techniques de Commercialisation], et on m’a proposé un Erasmus à Sligo, en Irlande, pour obtenir un ‘bachelor en international marketing’. J’ai sauté sur l’occasion !

Du coup, arrivé à Sligo la ville était sympa mais j’ai eu du mal à m’intégrer les premiers jours. A vrai dire je ne parlais pas anglais et ne connaissais personne. Je ne pouvais pas rester spectateur de cette situation une année entière, alors je me suis dit « ok, pourquoi pas reprendre le concept « Bouge Toi Moulins« , une association étudiante que j’avais créé en France en 2011, et l’adapter à l’Irlande.

Animation d’un événement Bouge-toi Moulins à la piscine municipale. Alex est de dos

Mon idée était de lancer très rapidement une dynamique auprès des étudiants Erasmus. Je suis allé au festival de musique de Sligo – 30 000 participants – et j’ai fait des photos dans la rue des festivaliers, je leur offrais une sorte de carte de visite pointant vers une page Facebook. J’ai même pu entrer en backstage dans les coulisses du festival en présentant cette fausse carte et en disant que j’étais un reporter français spécialisé. En bref, j’y suis allé au culot, et j’ai commencé à développer un petit réseau.

A la fin août, j’étais identifié comme le petit Français qui débarque, actif sur l’agglomération, présent sur de nombreux événements et qui diffuse quelques heures plus tard des clichés souvenir de chacun d’entre eux sur une page Facebook nommée Sligo Moves. En septembre, 300 ou 400 Erasmus débarquaient à Sligo : je connaissais l’agglomération, donc c’était facile pour moi de les aider ou leur proposer les bons plans pour sortir.

Que retires-tu de cette expérience ?

Qu’être seul n’est pas une bonne idée. Car si ton projet prend une envergure importante et que tu n’as pas une équipe compétente pour t’épauler, alors tu te fais vite rattraper. A ce moment là, tu perds la confiance des personnes qui travaillent avec toi, de ceux que tu invites, et tu te décrédibilises. Il faut donc bien réfléchir à ton équipe, et même à qui pourra prendre ta place, pour la transmission.

Autre apprentissage : ce qu’on fait a une vraie valeur, et la gratuité n’est bonne pour personne. Il faut à un moment générer de l’argent … mais attention ! Car l’argent est un vice au sein d’un collectif, une vraie problématique dans les relations sociales. Donc on s’est dit : on se mettra rien dans nos poches, on réinvestira tout ce qu’on gagne pour développer nos compétences, s’ouvrir l’esprit, voyages, investir dans des projets ou du matériel.

Dans toutes tes initiatives, tu mets l’accent sur la passion.

Oui, parce qu’il y a plein de gens qui sont capables d’être à fond sur un sujet, comme la pêche, le maquillage, le dessin etc. Je connais des gars qui peuvent passer des heures à traquer les faux raccords dans des films. Tout ça, même pour un petit nombre de personnes, c’est une création de valeur. Pourtant, ces gens sont juste des amateurs ultra passionnés, ils n’ont pas vocation à monter une boîte ou à solliciter des financements … quoi que !?

Alex accompagne des passionnés de vidéo qui testent du matériel, dans le cadre de Bouge-toi Moulins

Comment ce pari des passionnés s’est concrétisé à ton retour d’Irlande en 2013 ?

J’ai voulu faire évoluer l’association Bouge Toi Moulins, vers l’axe « incubateur de projet ». Les status ont d’ailleurs changé : « À travers les projets, développer les compétences des membres pour les conduire sur le marché du travail. » Ça a nécessité une nouvelle équipe, une nouvelle organisation, un nouveau modèle éco. Mais ce qui était intéressant, c’était la notion de « passionnés ».

Pour sélectionner ces passionnés, on a mis en place trois barrières à l’entrée : présenter un CV, présenter un projet personnel, et répondre à une question magique.

Le CV, ça permet de mesurer la progression de la personne à la fin de son parcours. Qu’on puisse dire à un gamin de 13 ou 14 ans « t’as vu, mon pote, en six mois tu as gonflé ton CV dix fois ce que l’école ne ta pas encore apporté ». Ce qui est normal à 13 ou 14 ans car ils sont encore dans des filières générales qui ne touchent pas particulièrement à des passions très précises. On se positionne donc en complément d’un système scolaire qui apporte des bases communes.

Le projet, ça permet de parler à la passion. Savoir ce sur quoi ce futur bénévole sera capable de passer beaucoup d’attention et de temps pour développer ses compétences.

Et la question magique c’est « si tu pouvais investir tes 86 400 secondes par jour sans contrainte, pour qu’elles te servent toute ta vie, qu’en ferais-tu ? » Il n’existe en réalité pas de réponse parfaite. Mais elle est essentielle pour donner un socle commun, un cap, quoi qu’il puisse arriver.

Petit à petit, les projets deviennent autonomes …

On incubait de nombreux projets de type Color Run, course de caisses à savon, défilés de chars, … on investit par exemple 8 000 euros chaque année dans des associations, écoles, maisons de retraites et autres organismes volontaires pour préparer le carnaval avec son défilé de chars. La vraie richesse, là-dedans c’est que, derrière chaque char ou chaque caisse à savon, il y a un papy bricoleur qui intègre le fablab, une jeune dessinatrice qui intègre Bouge Toi Moulins … ou un couple de Parisiens venu rejoindre la famille pour certains événements, qui découvrent qu’il existe un espace de co-working. Ce qui les décide à revenir s’installer à Moulins pour son cadre de vie et s’impliquer à échelle humaine dans des projets collaboratifs.

Alex complètement perché au-dessus de l’équipe de l’Atallier, qui a inauguré ses locaux en 2017 à Moulins

Au final, on a une approche à la fois capitaliste, où chacun entreprend dans son sens, et communiste puisqu’on partage des biens communs. Ce qui est passionnant à Moulins – comme dans les villes de même échelle – c’est que ce sont des territoires d’expérimentation. Ces villes sont assez grandes pour entreprendre des projets importants mais assez petites pour avoir l’ambition de les voir naître un jour. Fablab, co-working, incubateur, … ça permet de décloisonner un territoire. Parce que ces projets impliquent les gens, que ce soit l’artisan, le gars de Décathlon, la fille de l’hôpital, le jeune passionné … ça donne du sens à la vie locale et au quotidien, parce qu’on travaille vraiment sur des projets concrets et palpables.

Et là, hop, tu rebondis sur un autre projet, inspiré d’Erasmus

Comme chacun des membres de Bouge Toi Moulins, j’ai moi aussi un projet dans l’association que je partage depuis 2013 avec Nicolas Fifre, un ami Erasmus moulinois. Il s’agit de créer un programme de mobilité européenne à destination des makers, en s’appuyant sur le réseau des plus de 600 fablabs actifs en Europe.

En fait, l’année Erasmus, c’était la plus belle de ma vie. A mon retour en 2013 je me suis senti aussi bien citoyen français que citoyen européen. L’Europe encourage ces échanges pour être unie dans sa diversité. C’est une formidable manière pour elle de favoriser l’apprentissage des langues, partager des cultures et tisser des liens entre de pays à la fois très différents mais appartenant à une même union.

En pleine tournée pour Vulca European Programme, à la rencontre des communautés makers sur le Vieux Continent.

Donc, Nicolas et moi avons lancé l’initiative Vulca European Program, avec 2020 pour horizon. On voulait rapidement amener à la Commission Européenne une proposition clé-en-main. En 2014, on se documente sur les Fablabs et la charte du MIT. Entre 2015 et 2017, on part sur les routes de France et d’Europe – notamment grâce au dispositif Euroadtrip d’Auvergne Nouveau Monde – pour rencontrer les communautés de makers. Les retours des Fablabs rencontrés sont très positifs, et ça nous encourage, parce que la Commission Européenne est une grosse administration.

Comment cela t’a-t-il amené jusqu’au Chili ?

On a été rapidement identifiés grâce à Vulca, et on a pu intégrer de Moulins le Réseau Français des Fablabs (RFF), créé en 2015. C’est comme ça qu’on a été invité à aller présenter le projet Vulca et le RFF à la Fab Foundation, qui est le réseau mondial des Fablabs. C’était lors d’un rassemblement international appelé FAB13 … un peu comme les J.O. des Fablabs, mais avec des conférences et des ateliers. Le but est de co-construire une vision pour l’avenir. Et l’édition FAB14 aura lieu en 2018 dans 10 villes de France pour se conclure à Toulouse.

Lors du Fab13 à Santiago du Chili, Alex a présenté le Vulca European Programme ainsi que le RFF.

Quel a été l’aboutissement de cette démarche ?

Nous sommes dans l’équipe de pilotage du projet FAB14. Cela implique de faire travailler tous les Fablabs de France ensemble afin d’accueillir les milliers de makers qui débarqueront pour le rassemblement international en juillet prochain.

En France nous avons plus de 150 Fablabs. Le RFF cherche à lier, structurer et coordonner ce réseau pour co-construire des projets communs ensemble. Nous avons donc organisé le 1er séminaire RFFLabs nommé OctoberMake, qui a eu lieu fin octobre dernier. C’était la première édition d’un rendez-vous qui sera annuel, dans des régions différentes de France, afin d’amener les communautés de makers à se rencontrer.

Animation d’un atelier lors d’OctoberMake à Moulins.

On souhaitait l’identifier dans le RFF comme un moment où l’on peut réfléchir en interne sur la communication, le marketing, le networking, etc. Avec Vulca, nous avons invité 10 pays européens représentés par une quinzaine de Fablabs. Au global, on est sur une vision de comment faire travailler des gens ensemble, comment créer des externalités positives en reliant le local à l’international.

OctoberMake nous aide aussi à faire avancer Vulca. Le panel des Fablabs étrangers présent sont déjà dans la dynamique de mobilité européenne, et nous avions invité des experts sur la question qui collaborent avec les institutions à Bruxelles notamment. Le but, c’est de construire ensemble une vraie proposition à l’Europe. En janvier 2018, nous rencontrons des personnes clé comme Andreas Schwab, un député européen intéressé par notre projet, ou encore Edward Rickets qui travaille au Directorat pour la recherche et l’innovation, près la Commission Européenne. On veut leur amener du concret !

Quel bilan tires-tu à 26 ans de toute cette expérience ?

Que l’école est une bonne chose car elle offre une base de savoir avec un diplôme, mais ses limites sont tangibles. Dans des modèles d’organisations comme les incubateurs ou les Fablabs, l’échec est encouragé. Mais, pour autant, on n’échoue jamais. Soit on réussit, soit on apprend. En fait, la chance n’appartient à personne. Ce n’est ni un droit ni un don, la chance c’est avoir la capacité de réunir les concours de circonstances. Chacun peut déclencher sa « chance » à sa mesure.

Bouge Toi Moulins ou Atallier sont des outils qui t’aident à développer ton réseau mais aussi à te rendre compte que tu es capable d’innover, de monter en compétence, d’apprendre toute ta vie. Dans beaucoup de territoires type Auvergne, Bourbonnais, Creuse, l’ambition des jeunes c’est rarement d’inventer la voiture de demain ou révolutionner les techniques de création énergétique verte. Et c’est l’objectif de tous ces projets collaboratifs : seuls, nous ne sommes pas capables de faire de grandes choses, mais ensemble, nous ferons des petites choses de façon grandiose.

 

Entretien du 16 octobre 2017, réorganisé et synthétisé pour des raisons de clarté, relu et corrigé par Alex.


Pour en savoir plus :
la page Facebook de Bouge-toi Moulins
la page Facebook de Vulca European Program
le site de l’Atallier, le Fablab de Moulins


Crédits visuels: Alexandre Rousselet, Bouge-toi Moulins

Résumé/sommaire de l’article (cliquez sur les #liens pour accéder aux sections)

  • #Moteur / rien n’est impossible, ce qui compte c’est d’engager des choses dès à présent et de faire au mieux. Ce n’est pas grave d’échouer, l’important est de ne pas attendre demain;
  • #Associations / issu d’une famille d’agriculteurs près de Riom, Alex a très tôt travaillé dans de nombreuses associations de village. Il appréciait particulièrement l’organisation concrète des projets, l’implication, et la logique « problématique/réponse » du monde associatif, sans modèle standard ;
  • #Erasmus / après son arrivée en étude à Moulins, Alex est parti 1 an à Sligo, en Irlande, dans le cadre d’Erasmus. Pour ne pas être simple « spectateur », il a tout de suite créé son réseau, notamment en lançant une page Facebook avec des photos des participants à un festival de musique, puis en montant une association d’aide aux étudiants Erasmus ;
  • #RetourdExperience/ les principaux apprentissages de cette expérience sont qu’il est capital de compter sur une équipe quand un projet associatif prend de l’ampleur, pour éviter de se laisser déborder. Egalement, de se méfier de l’argent en général, qui doit être réinvesti dans le matériel, l’organisation, mais aussi l’expansion des connaissances et la découverte ;
  • #Passion/ la clé de tous les projets d’Alex et ce qu’il recherche dans les participants à ses associations réside dans la passion : même d’apparence insignifiante, une passion peut rendre une personne très performante sur un domaine précis. Alex souhaite repérer ces personnes, et les aider à convertir leur passion en un projet ou une compétence qui aura une valeur sur le marché du travail ;
  • #BougeToiMoulins/ de retour à Moulins après Sligo, Alex a relancé une association qu’il avait créée auparavant pour organiser des événements étudiants, Bouge-toi Moulins. Elle est devenue un incubateur à projets, pour « faire grandir » les personnes qui y participaient, en termes de compétences notamment. Les clés d’entrée : un CV, un projet personnel, et un valeur de vie ;
  • #Fablab/ progressivement, Bouge-toi Moulins version incubateur a donné naissance à Atallier, le Fablab moulinois. Comme beaucoup de projets incluaient du matériel, de la réalisation pratique, du travail de la matière, et que le monde artisan était intéressé sans pouvoir toujours investir, le projet Fablab a été lancé toujours dans une logique de progression des compétences, mais aussi de décloisonnement de la société et du territoire ;
  • #Vulca/ dans ce cadre, le projet personnel d’Alex était de créer l’Erasmus des Fablabs, un réseau européen de mobilité dédié à la communauté maker. Il est alors parti sur les routes de France et d’Europe pour rencontrer les membres de cette communauté, constituer un réseau et amasser des retours d’expérience. Avec pour objectif 2020, le projet Vulca European Programme doit être présenté au député européen Andreas Schwab début 2018 ;
  • #Chili/ ces initiatives ont permis à Alex d’être repéré par le Réseau Français des Fablabs, qui lui a proposé d’aller à la conférence internationale « Fab13 » au Chili (en 2017) le représenter. C’était aussi l’occasion de parler à la Fab Foundation, l’alliance mondiale des Fablabs.
  • #OctoberMake/ à nouveau de retour à Moulins, et pour dynamiser le Réseau Français des Fablabs, Alex a lancé OctoberMake, le rendez-vous annuel français du réseau (incluant des acteurs européens également). L’événement a eu lieu fin octobre sur plusieurs jours ; c’était surtout l’occasion de travailler en ateliers sur des problématiques communes à la communauté maker, comme la communication, l’organisation, l’international, etc. ;
  • #Bilan/ de cette vie déjà bien remplie à 26 ans, Alex confirme que la chance n’est qu’une question d’opportunité à saisir, et donc d’ambition. S’il peut aider les jeunes du Bourbonnais, d’Auvergne ou de régions similaires à être plus ambitieux dans la vie, en montant en compétence, en lançant des projets, en rencontrant d’autres personnes dynamiques, il aura réussi son pari.

À propos de Véronique Jal

Ma ligne guide depuis 15 ans, c'est le management de projets collectifs à fort "sens ajouté" : les fromages AOP, les hébergements touristiques, la démarche d'attractivité d'une région... et aujourd'hui l'innovation territoriale via un média associatif Toulousaine d'origine, j'ai découvert et choisi l'Auvergne que mon parcours pro m'a amenée à connaître sous plein de facettes. J'adore cette activité qui nous permet d'être en situation permanente de découverte.