Le 1er Sommet pour l’action sur l’Intelligence Artificielle s’est déroulé à Paris le 10 et 11 février dernier. La France a annoncé 109 milliards d’euros d’investissements dans l’intelligence artificielle made in France (notre chronique à ce sujet) pour des secteurs stratégiques. Minalogic, qui rassemble les acteurs locaux de la transformation numérique, décrypte les usages concrets de ces technologies dans un domaine clé : le secteur militaire.
Trois experts décryptent l’IA au service du renseignement militaire
En matière d’IA militaire, trois experts partagent les avancées, applications actuelles et l’état de l’art de l’intelligence artificielle dans le domaine du renseignement militaire :
- Frédérique Segond, directrice du pôle Défense et sécurité de l’INRIA (Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique)
- Thierry Assonion, fondateur d’ANTICIPER et ex-officier du renseignement militaire
- Vincent Nibart, co-fondateur de Kairntech, une plateforme logicielle utilisée par le ministère des Armées
L’IA, un atout stratégique… mais aussi un risque ?
L’intelligence artificielle dans le domaine militaire soulève de nombreuses questions. Pour mieux comprendre son impact, il faut se rappeler un précédent marquant : Stuxnet. Ce virus informatique, découvert en 2008, avait été conçu pour saboter discrètement les centrifugeuses d’uranium en Iran, ralentissant ainsi ses recherches nucléaires. Cet épisode a montré à quel point une cyber-attaque pouvait causer des dégâts concrets, sans qu’aucune bombe ne soit larguée.
Aujourd’hui, avec l’essor de l’IA, de nouvelles menaces apparaissent :
– Fuites de données sensibles, qui pourraient tomber entre de mauvaises mains.
– Deepfakes, ces vidéos truquées si réalistes qu’elles peuvent manipuler l’opinion publique ou tromper les services de renseignement.
– Capacité d’analyse fulgurante, qui peut être un avantage stratégique mais aussi un risque si elle est mal contrôlée.
Face à ces enjeux, la France a décidé d’agir. En mai 2024, le Ministère des Armées a créé l’AMIAD, l’Agence ministérielle de l’IA de défense. Son rôle ? Concevoir un modèle d’IA spécifiquement adapté aux besoins de la Défense et développer des outils numériques sécurisés.
L’année 2025 marquera une étape clé : l’AMIAD prévoit d’accueillir un supercalculateur ultra-puissant. Un Commissariat numérique de défense, verra également le jour, chargé d’encadrer l’usage de l’IA dans le secteur militaire.
Usages de l’IA dans le renseignement militaire – Applications concrètes
Le renseignement est un monde segmenté en trois domaines, explique Thierry Assonion. D’un côté, il y a l’autorité qui pose la question et attend une réponse pour agir. Ensuite, l’analyste, qui travaille souvent depuis un bureau à Paris. Et enfin, un capteur sur le terrain. Ce dernier peut soit être un humain collectant de l’information, soit un dispositif technique opérant des écoutes.
L’IA se positionne entre le capteur et l’analyste pour pré-filtrer les données brutes et identifier des signaux forts, des données jugées plus importantes.
Tout son intérêt d’utiliser des modèles d’IA provient d’une double capacité : d’une part traiter des masses d’informations de manière quasi instantanée comparé à un temps humain et d’autre part, la capacité des modèles à être entraînés pour des tâches spécifiques sur lesquels ils excellent.
Prenons l’exemple de Kairntech. Le logiciel est amené à récupérer les articles d’actualité en temps réel. La masse de ces signaux passe à travers un modèle d’IA entraîné pour repérer des informations spécifiques définies par les analystes. L’analyste reçoit alors l’information pré-traitée pour ne visualiser que les articles répondant à des critères et concentrer son analyse dessus.
Pour résumer voici les usages actuels de l’IA dans le militaire :
- Sélectionner, filtrer, synthétiser et représenter de l’information brute afin d’aider les experts à prendre des décisions informées.
- Identifier des schémas et anticiper certains phénomènes, tout en laissant aux analystes le soin de valider ces hypothèses.
- Analyser des documents confidentiels en local, sans recourir à des modèles de langage accessibles via des serveurs tiers.
Pour répondre à des enjeux de sensibilité, les modèles sont entraînés en interne sur des données étiquetées par les analystes.
Usages de l’IA dans le renseignement militaire – Les enjeux
Frédérique Segond, en tant que chercheuse à l’INRIA, fait le point sur les défis à relever :
Hallucinations : le risque des réponses inventées
L’IA dans son ensemble repose sur un système de probabilités. Pour éviter les hallucinations (notamment des IA génératives), il est nécessaire d’évaluer rigoureusement les modèles avant leur déploiement et de continuer des phases d’évaluation après déploiement pour garantir des résultats fiables. Pour répondre à cet enjeu, Kairntech cite par exemple la source de chaque donnée pour renvoyer les analystes vers une information vérifiable – RAG (Retrieval-Augmented Generation).
L’enjeu stratégique d’une IA souveraine
Une IA de renseignement ne peut pas reposer sur des modèles américains ou chinois dont les infrastructures sont hors de contrôle, il est donc nécessaire de développer un modèle européen voire français.
L’IA frugale : développer une IA performante sans big data
Dans ce contexte, l’IA frugale ne désigne pas l’empreinte écologique de l’IA mais plutôt la capacité d’un modèle à être entraîné sur des petites bases de données et à conserver une certaine fiabilité. Frédérique Segond évoque par exemple le peu de données écrites disponibles en Tamoul (langue ancestrale de nombreux Français des Antilles et de La Réunion), ce qui rend quasiment impossible l’entraînement de modèles sur cette langue.
En parallèle de ces problématiques, Vincent Nibart soulève l’impossibilité actuelle d’attribuer des poids à des sources reconnues comme fiables. Dans un monde où l’IA générative produit des fake-news ultra-réalistes et des deep fakes diffusés en masse, il est nécessaire de pouvoir qualifier la fiabilité d’une source auprès d’un modèle. Actuellement un article du journal Le Monde est considéré aussi fiable qu’un article d’un blog inconnu lors de son traitement par le modèle.
Un autre danger, plus insidieux dont nous avons déjà pu traiter dans l’IA et la musique, concerne la perte d’expertise. Comme le souligne Thierry Assonion, plus on délègue des tâches critiques à l’IA, moins les humains sont capables de les réaliser eux-mêmes : « L’IA doit rester un outil d’aide et non un décideur. »
Vous êtes curieux de découvrir techniquement comment l’IA permet de traiter des informations en masse ? Nous avons interviewé Christopher Kermorvant, fondateur d’Arkindex, un outil de traitement de documents manuscrits.
D’autres webinaires seront proposés pour décrypter et mieux comprendre les applications possibles de l’IA.