L’agenda du Connecteur est … agnostique pourrait-on dire. Il recense les événements en lien avec l’innovation, l’entrepreneuriat et les transformations sociales et sociétales sans autre filtre que ce qui nous semble intéressant, totalement subjectif donc. Et parfois, les événements s’y entrechoquent de manière un brin malicieuse. C’était le cas, la semaine dernière, à 24h d’intervalle, deux conférences. Celle de Robert Savoie, suivie de celle de Massimiliano Nicoli. Le Yin et le yang, le feu et l’eau, … bref, deux visions du monde radicalement différentes. En fait, l’une qui fonctionne à plein à l’intérieur, l’autre qui la regarde presque par la fenêtre. Le Connecteur n’a pas assisté à la première mais il nous semble pouvoir en percevoir globalement l’intention.
Robert Savoie d’abord.
Il se décrit comme coach de vie en pleine conscience, conférencier international et auteur. Une bonne tête de vainqueur sur le visuel de promotion de sa conférence, charismatique, puissant, chaleureux. L’image même du type qui maîtrise sa vie, dont l’estime de soi est à son apogée. Le titre de la conférence “Se choisir”.
Quand on y pense, tout est dit dans ce titre, mais on y reviendra. Si le titre ne vous a pas suffit, voici un extrait de l’accroche. “Se CHOISIR, c’est choisir sa vie car nos choix nous définissent. Du moins, ils définissent ce que nous avons jusqu’à maintenant choisi d’être. Changer la direction du cours de sa vie, c’est NOTRE responsabilité individuelle. C’est ce que nous faisons du don […] du libre arbitre. Tous les ingrédients intérieurs nécessaires à la réussite de votre vie, vous pouvez vous les offrir vous-même. Vous les possédez déjà, ils sont en chacun de nous. À vous de vous en servir de façon libre et créative.”
Massimiliano Nicoli ensuite.
Lui est philosophe et psychanalyste. Il était invité par le Mastère Spécialisé GRH et innovation managériale de Clermont School of Business (l’ESC). Il est également enseignant chercheur, dans le domaine de la philosophie politique et sociale, associé au laboratoire Sophiapol de l’Université Paris Nanterre. Ses centres d’intérêt sont assez … pointus.
La subjectivation à l’âge néolibéral, la généalogie politique de l’entreprise et du management, et les techniques de gouvernement par l’évaluation. Le titre de sa conférence fait 5 lignes: moins punchline !
Le sous titre d’accroche ?. “Les sociétés néolibérales semblent être caractérisées aujourd’hui par une injonction individuelle à se mettre en valeur sans cesse, notamment à travers l’investissement sur son propre « capital humain ». « Apprécie-toi ! ». Ceci pourrait être considéré comme le slogan d’une bonne partie de l’économie politique néolibérale. Il s’agit de montrer comment les techniques contemporaines de valorisation économique de la vie humaine participent à façonner un modèle de sujet – le « sujet de la valeur » – auquel les individus sont appelés à s’adapter.
La meilleure version de soi-même
Vous l’avez forcément perçu dans les posts Linkedin comme dans les magazines, le développement personnel s’est largement démocratisé. Voire imposé. Il repose sur l’idée séduisante de devenir « la meilleure version de soi-même ». Ce concept, largement promu dans les sphères du coaching et des entreprises, s’impose comme une injonction à toujours faire mieux, à repousser ses limites pour atteindre des niveaux de performance plus élevés. C’est le propos de Robert Savoie, chercher l’amélioration continue, c’est trouver son chemin vers l’épanouissement personnel. L’injonction, qui se présente comme une évidence, peut être interrogée – mais qui donc voudrait ne pas être épanoui ? ne pas atteindre sa pleine valeur ? être une version amoindrie de soi-même ? Que raconte-t-elle de notre société ?
C’est ce à quoi répond Massimiliano Nicoli, avec son cadre de référence assez … complexe. C’est ce que je vais tenter de simplifier à ma façon, et pardon à lui pour ça !
Un monde de likes
Pour Massimiliano Nicoli, l’économie néolibérale tend à voir l’humain comme une ressource. Une sorte de « capital humain », qu’il s’agit d’optimiser et de gérer comme n’importe quel autre actif. Cette vision transforme l’individu en un simple rouage de la machine économique.
La culture néolibérale valorise l’efficacité, la productivité et la compétitivité. Et donc gare aux inefficaces, improductifs et hors jeu… Et gare à ceux qui cesseraient d’investir sur eux-mêmes pour préserver leur valeur.
Cela pose la question du prisme de l’évaluation, ses critères, ses indicateurs. Et c’est, je crois, tout le questionnement de M.Nicoli. Cela me rappelle cette citation attribuée à Einstein. “Tout le monde est un génie. Mais si vous jugez un poisson sur ses capacités à grimper à un arbre , il passera toute sa vie à croire qu’il est stupide”.
En effet, au travers de cette obsession pour l’auto-optimisation, l’individu est constamment évalué en fonction de critères de performance. C’est là que les réflexions de Massimiliano Nicoli peuvent faire écho à deux articles trouvés sur The Conversation, choisis là encore parmi une bibliographie pléthorique sur le sujet. (La meilleure version de moi mêmen une série grinçante qui questionne le développement personnel et Coaching en entreprise, les nouveaux défis d’une industrie en plein boom). Selon eux, la logique néolibérale impose cette valorisation de l’individu en tant que ressource à optimiser. Que ce soit dans la sphère privée ou professionnelle. Être la « meilleure version de soi-même » n’est pas simplement une quête personnelle. C’est aussi une injonction sociale imposée par des systèmes d’évaluation omniprésents, que ce soit à travers des coachs, des entreprises ou des réseaux sociaux.
Pour M.Nicoli, les systèmes d’évaluation sont fondamentalement des pratiques de pouvoir. Ils permettent de classer, de comparer, mais surtout de discipliner. “En réalité, ils définissent ce que signifie être un ‘bon’ ou un ‘mauvais’ employé, un ‘bon’ ou un ‘mauvais’ élève. Et ce, selon des critères qui sont eux-mêmes issus de cette logique néolibérale. Il s’agit là d’une forme subtile mais puissante de contrôle social.”
Rentabiliser son capital … humain
In fine, l’individu intègre les valeurs et les exigences du système économique dans lequel il évolue. Et s’auto évalue, s’estime selon ce prisme là, parfois (souvent ?) inconsciemment.
« Antan », l’éducation avait pour objectif de former des citoyens éclairés et autonomes. Elle est désormais plus orientée vers la production d’individus compétitifs, prêts à s’intégrer dans un marché du travail toujours plus exigeant. On assiste à une sorte d’investissement, un ‘capital éducatif’ qui doit être rentabilisé. Un système où les étudiants ne sont plus seulement là pour apprendre. Ils doivent devenir des produits compétitifs sur un marché mondial.
Le processus de subjectivation néolibérale affecte également notre rapport à nous-mêmes. L’individu se trouve constamment encouragé à se ‘vendre’, à se ‘marketer’, à devenir une sorte de produit sur le marché des identités. Cette tendance est particulièrement visible sur les réseaux sociaux. Les individus construisent des images d’eux-mêmes, des récits de leurs vies, qui sont souvent des versions idéalisées, filtrées, conformes aux attentes sociales.
Un fossé rarement comblé
Le développement personnel, devenu une véritable industrie, capitalise sur cette obsession de la perfection individuelle. Cependant, cette démarche renforce une logique de compétition permanente. Les individus se retrouvent enfermés dans un cycle sans fin. Ils cherchent à se réinventer encore et encore, sans jamais atteindre une satisfaction durable.
Cette pression à être constamment performant, visible, attractif, produit également une forme de fatigue psychologique. Cette fatigue psychologique est l’un des symptômes les plus caractéristiques de la société néolibérale. Pire encore, cette dynamique finit par affecter notre manière de nous percevoir nous-mêmes. Nous devenons des versions idéalisées de nous-mêmes, surtout à travers les réseaux sociaux. Cela crée un fossé entre qui nous sommes réellement et l’image que nous projetons.
Conséquence: une fragmentation du collectif
Le modèle néolibéral, avec son obsession pour la performance, l’efficacité et la compétitivité, tend à fragmenter les communautés humaines. Il encourage la concurrence plutôt que la coopération, l’individualisme plutôt que la solidarité. Cela a des répercussions profondes sur nos vies sociales, sur la manière dont nous interagissons avec les autres. Autrefois espace de socialisation, de rencontres et de collaborations, le travail devient lieu de compétition où chacun doit prouver sa valeur individuellement.
Les réseaux sociaux, par exemple, encouragent cette dynamique. Ils incitent les individus à constamment se comparer, à se mettre en scène, à mesurer leur succès en fonction de critères de popularité ou de visibilité.
Pour M. Nicoli, il serait crucial de repenser nos institutions, nos pratiques, nos relations. Il s’agit de créer des espaces où les individus peuvent se reconnecter, retrouver un sens de la communauté, de la solidarité. Cela passe par une critique radicale du modèle néolibéral. Par une réinvention des formes de travail, d’éducation, de soins. Et par une redéfinition de la valeur humaine, qui ne soit plus mesurée uniquement en termes économiques, mais aussi en termes de bien-être, de créativité, et de relation à l’autre.
Vaste champ de réflexion. Ceci dit, c’est aussi tout le champ à investir pour ré inventer des imaginaires qui soutiennent la transition écologique.
Savoie / Nicoli : faire avec ou penser autrement
Face à cette aliénation, Massimiliano Nicoli voit des formes de résistances émerger. Elles cherchent à retrouver un sens de l’autonomie, de la liberté et du bien-être. Elles doivent être simultanément individuelles, collectives mais également systémiques. Pour cela, il faut d’abord prendre conscience de ces mécanismes d’aliénation. Puis développer une pensée critique, s’éduquer mutuellement et créer des espaces de discussion et de réflexion collective. “C’est en partageant nos expériences, nos frustrations, nos aspirations, que nous pourrons commencer à imaginer d’autres manières de vivre ensemble, d’autres manières de concevoir le travail, la santé, l’éducation, d’autres manières de penser la relation entre l’individu et la société. Il ne s’agit pas seulement d’une transformation économique ou politique, mais aussi d’une transformation culturelle, spirituelle, existentielle.”
Appréhender la liberté
« La véritable liberté consiste à être maître de sa propre vie, à être capable de définir soi-même ses priorités, ses valeurs, ses objectifs ».
Il est amusant de noter, pour conclure, que M Nicoli et R. Savoie, définissent de manière assez proche la notion de liberté. Mais au premier abord seulement, évidemment.
Pour Robert Savoie, la liberté réside dans la capacité de l’individu à se libérer de ces influences pour vivre pleinement le moment présent, en harmonie avec ses choix personnels. Il met ainsi l’accent sur la responsabilité individuelle et la capacité à créer une vie qui correspond à ses aspirations profondes.
Vous l’aurez compris si vous avez tout lu, pour Massimiliano Nicoli, elle consiste plutôt à se libérer des pressions économiques, sociales et culturelles qui nous imposent des modes de vie qui ne nous conviennent pas. Une liberté à retrouver pour créer une société plus juste, plus humaine, et plus épanouissante.