Entretien / Jean-Pierre Jouany, l’écologie et la nécessaire remise en question du scientifique

Entretien / Jean-Pierre Jouany, l’écologie et la nécessaire remise en question du scientifique

Ingénieur chimiste de l’école de chimie de Clermont, maitre es-sciences physiques et docteur es-sciences en biologie, Jean-Pierre Jouany a fait toute sa carrière à l’INRA à Theix. Après une prise de conscience personnelle sur les risques environnementaux de notre modèle d’agriculture actuel, il fonde avec 25 autres scientifiques l’association GREFFE.

Avant de parler plus spécifiquement de ce qui vous anime aujourd’hui, pourriez-vous nous expliquer un peu votre parcours. Aujourd’hui il est important de savoir « d’où les gens parlent ».

J’ai travaillé toute ma vie à l’INRA où j’ai dirigé l’équipe de la Digestion Microbienne puis la Station de Recherches sur la Nutrition des herbivores à l’INRA de Theix.
En fin de carrière, je suis devenu expert pour l’Union Européenne où je procédais à l’évaluation des dossiers scientifiques montés par plusieurs pays. J’ai aussi été expert à l’AFSSA pendant 9 ans, où j’étais chargé d’étudier les demandes de mises sur les marchés des additifs alimentaires pour animaux.

Vous m’avez parlé d’un déclic au moment où vous vous êtes retrouvé à la retraite. À quoi ressemble un déclic de scientifique ?

Pendant toute ma carrière professionnelle j’ai eu la tête dans le guidon. Je n’ai pas eu le temps ou je n’ai pas pris le temps de me poser des questions. Au moment de la retraite mais aussi à la naissance de mes deux petits-fils, j’ai pris le temps de la réflexion.
Un sentiment de culpabilité a fait son apparition et j’ai eu envie d’aller à la rencontre des citoyens pour les sensibiliser sur la nécessité de modifier nos comportements. En voyant ce qui se passait autour de nous je me suis dit qu’on ne pouvait pas laisser ce monde-là aux générations futures.

Pourtant les enjeux environnementaux autour de l’agriculture ce n’est pas un sujet nouveau ? Beaucoup de voix s’élèvent depuis longtemps contre cette course effrénée à la productivité.

À l’époque où j’étais à l’INRA quelques voix se faisaient entendre pour remettre en question certains aspects de l’agriculture intensive et industrialisée.
C’est vrai, j’étais totalement hermétique à ces discours. Suite à ce fameux déclic, je suis retourné voir ces mêmes personnes. Je leur ai parlé du projet de créer une association. De là est né GREFFE : GRoupe scientifiquE de réFlexion et d’inFormation pour un développement durablE.

De nombreux organismes et associations se sont emparés de ces sujets. Qu’est-ce qui fait votre spécificité ?

Les 25 membres de l’association sont des scientifiques auvergnats de l’INRA, du CNRS et des universités. Nous couvrons des domaines très larges, de la biologie à l’écologie en passant par l’agronomie, la médecine, l’économie, la chimie, la physique…
La thématique centrale qui nous rassemble est le développement durable à travers des thèmes prioritaires comme le changement climatique, la biodiversité et les services écosystémiques, l’économie sociale et solidaire, l’agriculture, la transition énergétique.

Par quels moyens remplissez-vous cette mission de promouvoir des solutions garantissant « la pérennité de la biosphère terrestre et les besoins des sociétés humaines » ?

Nous organisons des cycles de conférences (32 en 2018) ainsi que deux grandes conférences avec des scientifiques de renommée internationale comme Marc Dufumier, grand défenseur de l’agroécologie.
Nous avons participé aux États Généraux de l’alimentation en 2017 et nous venons d’éditer un ouvrage de 400 pages rédigé par les scientifiques de l’association.
GREFFE produit également des communiqués de presse portant sur des sujets d’actualités (cf. : communiqué de presse à destination des médias locaux et des députés lors du vote pour le renouvellement du glyphosate).
Nous participons à la formation des professeurs des écoles à l’école des Sciences à Châteauneuf les bains.
Enfin, nous rédigeons des articles pour la presse généraliste et spécialisée et nous intervenons dans les radios et à la télévision.

Notre savoir est basé sur des faits, sur des données. Nous ne sommes pas dans l’émotion.

Il y a un vrai sujet sur la manière dont il faut emmener le débat sur la nécessaire modification de nos comportements. Comment peut-on sensibiliser sans effrayer ?

En interne, cela fait débat, il y a celles et ceux qui pensent qu’il ne faut surtout ne pas effrayer sinon la population va se détourner. Le quotidien de la plupart de nos compatriotes est déjà assez compliqué comme cela.
Il y a une autre vision qui est plutôt la mienne d’ailleurs. Nous sommes des scientifiques. Notre savoir est basé sur des faits, sur des données. Nous ne sommes pas dans l’émotion. Il est de notre devoir est d’informer le public, de diffuser les connaissances auxquelles nous avons la chance d’avoir accès.
Je vous invite d’ailleurs à lire la publication de la revue Nature de Barnowski et de 21 autres chercheurs en 2012. C’est édifiant et effrayant à la fois.

Théorie de l'effondrement

source : Revue Nature 2012 : Approaching a state shift in Earth’s biosphere / Théorie de l’effondrement

2012 ça date un peu, n’y a-t-il rien de plus récent ?

Le GIEC a sorti un rapport en 2019 à Monaco. Les derniers résultats concernant l’évolution du climat sont beaucoup plus graves que ce qui avait été annoncé dans le rapport de 2015.

N’est-ce pas un peu fataliste et apocalyptique comme discours. Si tout est perdu d’avance, à quoi bon ?

Tout n’est pas perdu mais il faut réagir radicalement et rapidement pour modifier la trajectoire climatique et environnementale actuelle. Nous disposons d’une dizaine d’années pour agir ! Notre mission à GREFFE est d’alerter mais aussi de proposer des solutions. Par exemple, nous avons organisé plusieurs soirées-débats avec Érasme* sur le thème des pesticides, la biodiversité, l’agriculture biologique.

*Erasme est un programme européen en charge de promouvoir le développement durable.

On entend tout et son contraire au sujet des pesticides. Comment convaincre quand il y a tant de voix dissonantes ?

Le message que je souhaite faire passer est le suivant : les pesticides sont une composante importante de la structure même de cette agriculture intensive que l’on a voulu mettre en place après la Seconde Guerre mondiale.
Les pesticides sont par nature destinés à tuer des organismes vivants considérés comme nuisibles. En la matière, ils n’ont pas de spécificité sur les cibles à éliminer et les impacts délétères sur la biosphère sont implacables.
C’est une course sans fin pour les chimistes qui font des synthèses de substances actives dont l’efficacité diminue avec le temps, les plantes et les insectes devenant résistantes. Il est alors nécessaire d’en synthétiser de nouvelles. C’est sans fin !

2 millions de tonnes de pesticides sont utilisées dans le la nature chaque année dans le monde. En France ce sont 60 000 tonnes.

Quelle est l’ampleur de l’utilisation des pesticides dans l’agriculture intensive ?

2 millions de tonnes de pesticides sont utilisées dans le la nature chaque année dans le monde. En France ce sont 60 000 tonnes.
Il y a eu des volontés politiques pour faire baisser ce chiffre en France. En 2007, à la suite du Grenelle de l’Environnement, le gouvernement a mis en place un plan qui s’appelait Ecopytho. L’objectif étant de diviser par deux la quantité de pesticides utilisée en France de 2008 à 2018.
En 2014, il n’y avait pas le début d’un avancement. Ecophyto 2 a été lancé avec le même objectif mais pour 2025. A ce jour, la quantité de pesticides n’a pas réellement diminué !

Pour les profanes, les pesticides restent un concept abstrait. Vous mettez en avant votre approche scientifique sur ces sujets. Pouvez-vous nous donner des chiffres concrets ?

Il faut imaginer que lorsqu’un paysan pulvérise des pesticides sur une récolte, il y a très peu de matière active qui atteint la plante (moins de 10%) et le reste se disperse dans l’air, le sol et l’eau. Aujourd’hui on retrouve des pesticides au Pôle Nord, au Pôle Sud, on en trouve dans les fosses abyssales des océans à 6000 mètres de profondeur, dans l’air dans les nuages. Il y en a de partout !
Désormais on mise beaucoup sur l’enrobage de la graine. On enrobe le grain de pesticide et ensuite on le plante. Plus de pulvérisation, mais le produit ne disparait pas pour autant. Il est présent « dans » toute la plante. Lorsqu’une abeille va butiner sur les fleurs, elle va être au contact du produit et peut en subir les effets !

Vous répétez souvent « on a tout fait à l’envers », que voulez-vous dire par là ?

Nous avons organisé l’agriculture comme l’industrie. Prenons l’exemple de la monoculture du maïs en Limagne. C’est super sur le principe. L’agriculteur va spécialiser son équipement de culture, de stockage… mais la répétition des cultures va épuiser les sols et enrichir l’environnement en parasites « spécialisés » et de plus en plus « résistants ». Il faut donc augmenter les doses, associer et changer de molécules actives.  
Pour être pérenne dans le temps l’agriculteur devrait raisonner par rotation avec des assolements : une luzerne, puis une betterave puis une céréale. De cette manière le sol s’adapte et s’enrichit mais c’est plus compliqué à mécaniser et à gérer.
Nous plaidons pour un retour à une agriculture ou la place de l’homme, celle de l’agriculteur, du consommateur et du citoyen présents dans cet environnement pollué, est plus importante que celle de la machine.

On ne peut pas parler agriculture sans évoquer le glyphosate. Quel est votre point de vue sur le sujet ?

Le Glyphosate, c’est un herbicide. L’apogée de cette agriculture industrielle c’est Monsanto qui l’a imaginée. Ils ont fabriqué des OGM résistants au glyphosate.
Le glyphosate, à la base, est utilisé avant de semer le blé. Ça permet de se débarrasser des mauvaises herbes. « Grâce » aux OGM, plus besoin de se restreindre. On peut également traiter les céréales quelques semaines avant la récolte pour éliminer les mauvaises herbes comme les chardons, et éviter de retrouver des graines parasites dans la récolte. Ce traitement effectué idéalement lors d’une journée ensoleillée va faciliter le séchage ultime des céréales ce qui va améliorer l’efficacité de la machine de récolte.

SOURCE : Wikipédia : Estimated use of glyphosate in the US in 2013 and estimated total use from 1992–2013


C’est une véritable catastrophe! On utilise 720 000 tonnes de glyphosate par an dans le monde.

Alors comment se fait-il que son utilisation perdure s’il est si néfaste ? 

Le glyphosate rapporte 6 milliards par an. Le temps de l’impunité est révolu et il commence à y avoir des procès mettant en cause la morbidité de la molécules et des adjuvants présents dans les produits commerciaux.
Le système ne peut pas perdurer, il a trop d’effets négatifs sur l’environnement. C’est très difficile à modifier car, d’une part, il y a beaucoup d’acteurs économiques qui tirent des profits financiers de l’usage du glyphosate et, d’autre part, cet herbicide très efficace facilite le travail des agriculteurs. Il faut toutefois signaler que les agriculteurs sont les premiers à souffrir des risques sanitaires des pesticides.

Le système ne peut pas perdurer il a trop d’effets négatifs sur l’environnement.

 

Evadons-nous un peu. A quoi ressemblerait l’agriculture idéale du XXIème siècle ?

Il faut organiser notre agriculture autrement. Les solutions existent. Par exemple, pour protéger les plantes contre les agressions externes on peut mettre des protections contre les insectes volants. On peut aussi utiliser des phéromones par exemple. L’emploi de la bactérie la Bt (Bacillus Thuringiensis) qui produit des toxines auxquelles les insectes et les chenilles sont sensibles est une solution élégante. De nombreuses autres solutions faisant appel à la biotechnologie sont disponibles, mais elles sont considérées comme désuètes.

Quelles sont les initiatives que vous soutenez ? 

Heureusement, il existe de belles initiatives. Notamment les fermes Dephy. Ce sont des fermes expérimentales basées sur le volontariat. Ce n’est pas une remise en question du système puisque l’on reste sur de l’intensif. L’objectif est de diminuer l’utilisation de pesticides. On a constaté que l’on peut diminuer la quantité de pesticides de 30% sans que cela ne modifie d’aucune façon le rendement de l’exploitation.
Aujourd’hui il y a 3000 fermes Dephy en France. On prévoit de passer à 30 000 fermes (sur 500 000 exploitations en France).

On a constaté que l’on peut diminuer la quantité de pesticides de 30% sans que cela ne modifie d’aucune façon le rendement de l’exploitation.


L’INRA de son côté, suit 946 fermes qui sont parvenues à réduire de 37% l’usage des pesticides, de 47% celui des fongicides et de 60% des insecticides.L’agriculture biologique se développe et représente aujourd’hui 12% de la production. La permaculture et l’agroécologie sont aussi des alternatives intéressantes même si le système reste à optimiser.

C’est l’instant carte blanche, quelque chose à ajouter ?

Nourrir l’homme c’est le premier besoin indispensable sur la pyramide de Maslow. S’il devait y avoir une hiérarchie dans la richesse, l’agriculteur devrait être plus riche que le fabricant de maroquinerie de luxe.
L’agriculture c’est le socle de notre société. L’agriculteur de demain doit être un technicien hyperformé. Il ne s’agit pas de retourner au Moyen Âge mais de fabriquer une agriculture qui produit sans dégrader.
Le combat n’est pas encore gagné car c’est bien le modèle de l’agriculture intensive qui est encore enseigné dans la plupart des lycées agricoles.

 

 

 

À propos de Pauline Rivière

Pauline Rivière est journaliste et rédactrice en chef du média en ligne le Connecteur. Elle est en charge du choix des dossiers spéciaux mensuels. Elle développe également des outils de datavisualisation à destination de l'écosystème de l'innovation et s'intéresse à l'innovation éditoriale. Avec sa société SmartVideo Academy, elle anime différentes formations à la réalisation de vidéos (au smartphone notamment) et à l’écriture audiovisuelle. Elle intervient également dans l'Enseignement Supérieur dans le cadre de projets pédagogiques digitaux, mêlant techniques de communication et sujets d'innovation.