La vision nouvelle d’Anne Perriaux

La vision nouvelle d’Anne Perriaux

Par Damien Caillard


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C’est un exemple, celui du seul projet entrepreneurial issu de Cocoshaker et admis au Bivouac. Un signal de la coordination progressive des acteurs de l’écosystème clermontois, de la création de « parcours » pour les créateurs d’entreprises. Anne Perriaux, lauréate Cocoshaker (incubation 2017) et Feel Better (accélération 2018) porte un projet typique d’entrepreneuriat social : 630° Est. Sa mission : développer et déployer de la signalétique adaptée aux personnes ayant des spécificités cognitives, comme l’autisme. Anne est à la fois une graphiste qui s’engage et un entrepreneur qui se construit.

Quel est le principe de ce projet graphique dédié aux personnes en situation de handicap cognitif ?

Mon projet était, à la base, consacré à l’autisme, mais il s’élargit à toutes les personnes ayant une déficience cognitive. La plupart du temps, ces handicaps sont liés à des problèmes d’abstraction et de généralisation. C’est là que le travail de l’image devient intéressant, puisque le texte est finalement bien plus abstrait que l’image ! Mon combat, c’est de dire : rien qu’avec des images, on peut énormément faciliter la vie des personnes en situation de handicap cognitif. En effet, parmi celles-ci, certaines pourront comprendre des pictogrammes – qui sont des représentations très abstraites – alors que d’autres auront besoin d’images illustratives, proches de la réalité mais simplifiées. [Je suis convaincue] qu’il existe une forme optimale d’image pour communiquer avec la plupart de ces personnes.

Tu parles d’un « combat ». C’est donc un engagement très fort pour toi …

Je n’ai pas de personne concernés par des troubles cognitifs dans ma famille. [Mon engagement est venu] pendant mes études de graphisme : je me souviens d’un fait d’actualité choquant, concernant les Roms pendant la période Sarkozy. Je pensais que, en tant que graphiste, j’avais quelque chose à dire, que j’avais les outils pour communiquer et m’insurger. J’ai alors pris la décision de ne pas être graphiste pour de la comm’ ou de la pub, et de choisir un autre sens à donner à mon métier. Ce que je sais faire, c’est du graphisme. Et il faut l’exploiter à des fins qui me paraissent utiles. C’est ma réelle plus-value.

« Ce que je sais faire, c’est du graphisme. Et il faut l’exploiter à des fins qui me paraissent utiles. »

En 2013, je termine mon master en 3 ans au lieu de 2, parce que j’ai voulu utiliser le mémoire de seconde année pour trouver ma « voie ». J’ai d’abord fait un sujet sur les personnes aveugles et malvoyantes : comment toucher la seule population qu’on ne peut pas atteindre en tant que graphiste ? En ne se limitant pas à de la « traduction », comme du braille ou du tactile. Ce qui m’intéressait, c’était d’ouvrir les œillères des gens dits « normaux », et d’enrichir nos perceptions.

Un exemple de graphisme dédié aux personnes autistes. Pas de symboles, pas d’abstraction, mais une représentation simplifiée de la réalité.

Mais mon sujet n’a pas été suivi par mes professeurs, j’ai donc recommencé ma dernière année sur la thématique de l’autisme cette fois. Ma conclusion était que je pouvais être utile à la population autistique en tant que graphiste. Notamment parce qu’aucun professionnel de l’image n’avait pris la peine de mettre son savoir-faire au service de cette population, qui en avait pourtant besoin. Finalement, je suis toujours sur le sujet !

Comment t’es venue l’idée d’en faire une start-up ?

En 2013 [à la fin de mon master], je n’avais pas l’ambition de monter une boîte. L’entreprise n’était pas du tout mon univers ! Cependant, durant mon mémoire, j’avais monté un projet test avec un établissement spécialisé [l’IME de Saint-Eloy-les-Mines]. J’avais aussi commencé un stage dans une start-up parisienne, Auticiel, qui fait des applis mobiles pour les personnes atteintes d’autisme ou d’Alzheimer. Le stage s’est transformé en CDI, cela a duré deux ans, et m’a appris plein de choses. J’avais été témoin de tout le process de création de l’entreprise. Mais ce n’était pas ma boîte, et j’ai fini par revenir à Clermont en 2015.

En Auvergne, je voulais mettre à l’épreuve mes valeurs. Est-ce qu’elles n’étaient que de belles utopies, ou pouvaient-elles exister dans le monde réel ? J’ai fait une pause de trois mois en Colombie, seule. Je me disais que pour monter une boîte, il fallait être solide et avoir la tête sur les épaules. Et que si je revenais vivante de ce voyage, je pourrais tout faire ! En tant que créateur d’entreprise, le perso, c’est la base. J’ai appris que je pouvais me faire confiance.

C’était la création de ton entreprise actuelle. Comment cela s’est-il passé ?

Début 2016, j’avais donc toutes les bases pour partir sur un projet entrepreneurial. En mai de cette année-là, on a fait un événement avec l’IME de Saint-Eloy-les-Mines, pour présenter ce qui avait été fait à l’ADAPEI 63*. C’était la première fois que je communiquais sur le projet ! Et je savais que le produit fonctionnait ; cet événement m’a montré que des gens étaient intéressés.

« Pour monter une boîte, il fallait être solide et avoir la tête sur les épaules. »

A ce moment, j’étais à Pole Emploi, suivie par BGE. Je suis entrée en société de portage avec CoAgir, dans leur couveuse à partir de septembre 2016. J’ai alors commencé ma prospection commerciale … et c’était un flop complet ! Je n’y arrivais pas … pourtant, les clients devaient être intéressés … j’étais un peu perdue.

L’incubation était-elle la solution pour pallier à ce problème ?

Ma méthode, depuis le début, c’est d’avancer petit à petit. Je savais que j’avais plein de « trous dans la raquette », mais le principal était le commercial. [Fin 2016,] j’ai postulé à Cocoshaker et au concours Ouvre-Boîtes organisé par Auvergne Active ; je me suis dit que, si j’étais prise, c’était que mon projet avait du potentiel. Et j’ai été admise aux deux ! Je suis partie sur Cocoshaker, parce que je savais qu’un incubateur allait m’accompagner, répondre à mes questions et diagnostiquer mes problèmes.

Quels ont été les principaux apports de Cocoshaker pour ton projet ?

L’incubation a duré de février à décembre 2017. Ça a été hyper rapide ! L’effet premier était de me rassurer, car j’avais des gens à qui parler autres que mes parents et mes amis. En plus, j’avais besoin d’être challengée : le problème de l’entourage, c’est qu’il te dit soit « c’est formidable », soit « arrête de nous emmerder avec ton entreprise ! ». Ce n’est pas constructif. A Cocoshaker, il y avait des sessions avec des professionnels qui nous retournaient le cerveau. Un peu compliqué au début … tu peux mettre un ou deux mois à digérer ce qu’on te dit. Mais Cocoshaker m’a permis « d’avoir une ambition », d’accepter que ma boîte pouvait être leader, avoir des employés, aller à l’international.

Anne présente ses visuels le 12 juillet 2017 à l’espace Renan, lors d’un événement Cocoshaker soutenu par le CMMC

Je suis aussi arrivée à transmettre de manière claire et « fraîche » la vision de mon entreprise. Parce que, parler de handicap, ça peut être un peu plombant, et l’objectif n’est pas de faire pleurer dans les chaumières. Ça m’agace … pourtant, je garde une approche passionnée, ce qui est le cas de plein de gens qui travaillent dans le handicap – et plus particulièrement l’autisme, domaine que je connais le mieux actuellement. Et c’est ce qui fait qu’on avance, car ce n’est pas évident au quotidien ! Mais on peut être militant sans forcément avoir du ressentiment. Sensibiliser à une cause d’une manière constructive. C’est mon approche.

L’incubation, c’est aussi l’ouverture à un réseau …

Je me suis rendue compte que plein de gens étaient prêts à m’aider, et même à s’associer au projet. Cocoshaker, mais aussi Epicentre, ont été un apport énorme sur ce point. J’ai surtout compris à quoi servait le réseau : ce n’est pas « que » donner sa carte de visite, ça peut être beaucoup plus sympa que ça ! Aujourd’hui, quand je parle de la cause de la déficience cognitive, il y a toujours 2 ou 3 personnes dans l’assistance qui sont vraiment sensibilisées au problème. Les clients me remercient sincèrement, et ça c’est super agréable ! C’est [également] utile pour me motiver, car je ne gagne pas encore ma vie, et il faut arriver à se lever le matin.

Fin 2017, tu es admise au Bivouac, dans la promo « Feel Better« . Une suite logique ?

[A la fin de Cocoshaker,] je ne me sentais pas d’être lâchée dans la nature comme ça. Je voulais me « blinder », pour me sécuriser. Le Bivouac, c’était dans ce but, et pour donner de l’ambition au projet. Encore une fois, c’est ma méthode : j’essaye, je vois ce que ça donne, et si ça prend on continue ! Le Bivouac va m’apporter des dispositifs très intéressants au niveau du réseau et des moyens pour se développer, comme du recrutement et des levées de fonds. J’ai d’ailleurs changé le nom de mon projet, désormais « 630° Est ». Ma vision est de sortir des normes établies, de chercher à inclure les personnes qui ont des spécificités. Et de montrer une direction particulière …

Moment décisif : le pitch devant le jury Feel Better, lors de la sélection au Bivouac en décembre dernier.

Ta start-up prend forme, et avec elle son business model original, propre à l’entrepreneuriat social. Comment le définis-tu ?

Grâce au Bivouac, je souhaite passer au numérique, avec une plateforme de personnalisation dédiée aux parents, sur laquelle je compte beaucoup [en termes de recettes]. Côté business model, j’essaye de trouver des relais de financement afin que ce ne soit pas les parents ou les établissements qui en aient la charge finale. C’est une démarche un peu particulière : faire en sorte que mes clients ne soient pas les seuls à payer.

« On peut être militant sans forcément avoir du ressentiment. « 

Au global, la vraie difficulté d’un projet d’entreprise sociale, c’est le business model. En même temps, notre force, c’est que nos projets peuvent faire rêver. Tout le monde rêve d’un monde meilleur. Les entreprises qui portent des projets sociaux ont cet impact positif, et ce levier qui montre que c’est possible.

 

 

*la plus grosse association de parents gestionnaires d’établissements destinés aux personnes atteintes de déficience intellectuelle ou cognitive.


Pour en savoir plus :
le site de 630° Est
le site de Cocoshaker
le site de l’appel à projets Feel Better du Bivouac


Propos recueillis le vendredi 23 février à Epicentre, réorganisés et parfois reformulés pour plus de clarté, relus et corrigés par Anne.
Crédits visuels : Anne Perriaux, et Damien Caillard pour la Une

 

Résumé/sommaire de l’article (cliquez sur les #liens pour accéder aux sections)

  • #AutismeEtGraphisme – l’autisme est un handicap principalement social, qui peut être lié à des problèmes d’abstraction et de généralisation. Dans ce cadre, Anne a développé une approche graphique professionnelle dédiée aux personnes souffrant de déficience cognitive. Le principe : il existe une gamme d’images optimale pour communiquer avec ces personnes et les aider à s’orienter.
  • #Combat – Anne a un engagement très fort pour cette cause, née durant ses études de graphisme. Elle a voulu très tôt donner du sens à son métier, ne pas s’orienter vers de la communication simple. Son crédo était d’ouvrir la perception des gens normaux, de déplacer les limites. De plus, aucun professionnel de l’image ne s’était intéressé aux autistes. C’est devenu le sujet de travail d’Anne.
  • #Préparation – Après un mémoire sur le sujet, Anne a lancé en parallèle une expérimentation avec un établissement spécialisé et a trouvé un poste dans une start-up parisienne, Auticiel. Ce furent ses premières expériences dans le domaine professionnel et entrepreneurial. Après son retour à Clermont et une pause de 3 mois en Colombie pour « tester sa solidité », elle se sentait prête à monter une boîte.
  • #CréationStartUp – Un jalon fut la présentation événementielle de son expérimentation avec l’IME de Saint-Eloy-les-Mines en mai 2016 : validation de son approche et intérêt marqué de personnes tierces. Pourtant, le lancement de l’entreprise d’Anne, avec CoAgir, s’est soldée par un échec commercial. Il fallait un soutien extérieur …
  • #Incubation – L’incubation pouvait être la solution à ce problème. Sur le principe d’avancer pas à pas, elle a tenté les concours de Cocoshaker et de Ouvre-Boîtes (Auvergne Active) fin 2016, et a été admise aux deux ! Le choix s’est porté sur Cocoshaker.
  • #ApportsCocoshaker – Pendant les 10 mois d’incubation, les apports principaux ont été une remise en cause profonde mais constructive du projet par de vrais professionnels, ce qui a permis au projet d’Anne « d’avoir de l’ambition ». Egalement, la faculté de présenter son projet de manière claire et positive, suivant le principe de militer pour une cause « sans ressentiment ». Enfin, le réseau et son utilisation intelligente. Ces éléments sont capitaux pour Anne le temps que 630° Est, sa start-up, devienne pérenne.
  • #Bivouac – Après Cocoshaker, Anne a été sélectionnée à l’appel à projets « Feel Better » du Bivouac. Elle va intégrer l’accélérateur de start-ups d’ici le printemps 2018. Elle espère que les apports seront autour du renforcement du réseau et des moyens de croissance.
  • #BusinessModel – Comme tout projet d’entrepreneuriat social, le business model est plus complexe. Celui de 630° Est sera basé principalement sur une plateforme numérique de personnalisation des visuels, ainsi que sur une politique de soutien au financement des équipements (pour les particuliers ou les établissements) par des acteurs institutionnels.

À propos de Véronique Jal

Ma ligne guide depuis 15 ans, c'est le management de projets collectifs à fort "sens ajouté" : les fromages AOP, les hébergements touristiques, la démarche d'attractivité d'une région... et aujourd'hui l'innovation territoriale via un média associatif Toulousaine d'origine, j'ai découvert et choisi l'Auvergne que mon parcours pro m'a amenée à connaître sous plein de facettes. J'adore cette activité qui nous permet d'être en situation permanente de découverte.