Chroniques de l’Open Lab – par Damien Caillard
Une conférence de François Jolivet donnée dans le cadre de l’Open Lab Exploration Innovation, le 7 octobre 2019 à l’IAE Management
Tous les deux mois, l’Open Lab Exploration Innovation, animé par Pascal Lièvre, organise une conférence pour relier les mondes de la recherche et du management. Cette initiative pluri-annuelle est développée dans le cadre du laboratoire d’innovation managériale Clerma.
Aujourd’hui, conférence de « rentrée » – même si nous sommes en octobre et qu’il fait encore un temps d’été, ou presque. Devant les membres de l’Open Lab se trouve un monsieur surprenant : François Jolivet, assez âgé mais encore très alerte et plein d’une expérience passionnante. Ancien DG de Spie Batignolles BTP, directeur de la société de construction du Tunnel sous la Manche, il a travaillé avec de très nombreuses grandes entreprises de par le monde, sur des projets d’ingénierie complexes comme le Tunnel sous la Manche – bien sûr – , des centrales nucléaires, ou encore le développement d’une nouvelle boîte de vitesses automobile.
François Jolivet est l’auteur de Manager l’entreprise par projets (Eyrolles, 2003)
Manager autrement
Que vient-il nous raconter de ces projets ? Que, selon lui, la meilleure organisation est celle d’équipes dites « cellulaires ». C’est une organisation « rarement observée en grande entreprise, mais néanmoins à accompagner » selon lui. Ces groupes de 5 à 30 personnes sont autonomes, sans procédure précise imposée, mettent de par leur petite taille le facteur humain en priorité.
Dans les grandes organisations, ces cellules bénéficient d’un tuteur interne et sont orientées produit/service et donc client (c’est leur objectif principal, même si ce « client » est interne). Les compétences y sont intégrées (et non plus séparées par département) et décentralisées pour être le plus proche possible du terrain.
On a donc une organisation « multicellulaire » par objet – un service ou un produit pensé pour un client – et non plus par fonction (RH, marketing, production) qui est l’approche classique.
Quels avantages ? Selon François Jolivet, l’organisation cellulaire « permet l’intégration des objectifs, des décisions, des egos et des comportements dans le groupe : grâce à sa taille et à son autonomie relative, le succès de l’équipe entraîne celui des individus, et inversement ! ». On y observe donc des effets de solidarité et d’apprentissage par l’action, difficiles à atteindre dans des plus grandes organisations. De plus, « c’est un réducteur de complexité : les interactions et la réactivité sont plus spontanées »
« Deux dangers menacent l’entreprise : l’ordre et le désordre » (Audiard)
A noter des inconvénients que François Jolivet a observés durant sa carrière : nombre de compétences nécessaires (dans chaque cellule ! car non partagées) ; accompagnement à l’auto-organisation, crise de croissance, risque d’isolement et grande dépendance au comportement de la hiérarchie. Cette dernière est souvent habituée au fonctionnement classique, par métiers. Les cellules sont en conflit avec le paradigme dominant ! Et certaines peuvent avoir du mal à traverser les crises économiques …
Monter une organisation cellulaire
Le principe de création d’une telle organisation est simple :
- nommer un tuteur interne qui garantira les conditions de fonctionnement de la cellule
- établir des méta règles (cadrage mais pas de procédures trop précises pour laisser l’autonomie)
- fournir un apprentissage à l’auto-organisation pour les membres de la cellule
Premier exemple avec l’expérience Spie Batignolles : les méta règles étaient au nombre de … 17, et se définissaient comme des facteurs de succès des cellules. « Elles permettaient de s’auto-organiser en fonction du contexte de chaque projet, et de son environnement » précise François Jolivet.
Le principe est que ces méta règles doivent s’appliquer à TOUS les projets : elles sont donc nécessairement transversales. « On s’interdisait de donner des interdictions détaillées ! » insiste François Jolivet. Le reste des pratiques … est défini à l’aune de l’auto-organisation. D’où l’importance de la formation en la matière.
« C’est le principe de la constitution – les méta-règles – et des lois – l’auto-organisation. »
La loi d’Ashby s’applique ici : plus l’environnement est varié (divers pays, divers projets), plus le système qui le pilote doit l’être aussi. L’ouverture, l’adaptation sont des valeurs clé pour le succès de ce type de projets.
Accompagner le déploiement et le repli
Dans le cas du Tunnel sous la Manche, le chantier était titanesque mais surtout se devait d’être flexible : la société de construction est passée de 0 à 14 000 salariés en 4 ans ! Incluant un millier de salariés issus d’entreprises françaises et anglaises fondatrices, et 13 000 « travailleurs temporaires » …
Comment faire ? « on a décomposé par objet terrain : un tunnel, un terminal … – avec des cellules de 30 à 50 personnes. » se souvient François Jolivet. « Quand l’activité a diminué, les cellules filles se sont repliées dans une plus grande cellule mère »
« L’entreprise produit l’homme qui produit l’entreprise » (Edgar Morin)
Le chantier étant très innovant et progressant dans une forme d’inconnu, le principe de recherche de conformité envers des objectifs pré-établis fut abandonné. La capacité d’adaptation des cellules l’a permis : « tous les trois mois, l’équipe projet devait re-projeter le futur et mettre à jour le plan de développement ». Seule l’équipe projet, sur le terrain, pouvait faire ce travail. C’était l’occasion – capitale – de « faire un pas de côté » pour étudier son propre fonctionnement.
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François Jolivet conclut par une métaphore sur la famille : « il y a deux façons de se comporter comme parents vis-à-vis des enfants : soit on encourage leur comportement par de la confiance, l’autonomisation, soit on montre une peur de l’échec qu’on leur transmet à travers du contrôle, des procédures, une limitation du pouvoir, des vérifications constantes … «
« Très peu de gens sont entraînés à faire confiance ! »
L’accompagnement à l’auto-organisation n’est pour autant pas une sinécure : il réclame de l’engagement et de la rigueur – même si l’erreur est acceptée. Mais François Jolivet déplore le manque de sensibilisation à cette approche, en France du moins, au niveau scolaire et universitaire. « Faire un planning, le formaliser, enchaîner les étapes … apprendre à agir devrait être dans l’enseignement ! ». Et de conclure sur une citation d’Edgar Morin, avocat infatigable de la complexité dans le monde : « les savoirs dissociés conduisent à ignorer ce qui les relie, et en particulier l’humain ».
Au final, dans tous les exemples étudiés (et nous n’en avons cités que deux), d’importantes réductions de coûts / hausses de performance – de l’ordre de 25 à 40% – étaient observées. Mais le plus important restait l’implication des femmes et des hommes dans la cellule, leur apprentissage et leur progression.