Cétait le titre de la journée organisée par l’Agence d’Urbanisme Clermont Massif Central. On l’a conservé parce qu’il est inédit et signifiant. Dans les milieux préoccupés par les questions environnementales et les mutations qu’elles imposent, on parle du rôle de la culture pour “créer de nouveaux imaginaires”. En somme, il s’agit reconstruire avec intention mais sans ostentation ni moralisation, ce qui est vu comme cool, valorisant et qui est porté par tout ce que l’on ne voit pas vraiment. Dans les pubs, les films; les livres, bref, les œuvres, de quelle manière sont traités, mis en scène, transcendés le rapport à la nature, le mode de vie des personnages, quelles valeurs ils diffusent… L’adjonction aux côtés de la culture de cette dimension du « soin » accolée au territoire paraît plus rare. Le propos était notamment amené par Michel Lussault. Explorer la manière dont la culture peut contribuer à la transition écologique et au soin des territoires était donc le fil rouge de la journée.
Témoigner
D’abord, pour ouvrir le champ, le programme prévoyait que l’AUCM partage les fruits d’une réflexion prospective autour du rôle des politiques culturelles pour transformer “les modes de cohabitations”. [Réflexion qui se poursuivra d’ailleurs en 2025]. Suivi d’un tour de piste des initiatives des acteurs publics ou privés à l’occasion duquel Le Damier a pu évoquer ses projets : la création d’une fresque de la culture, le lancement d’un accompagnement RSE, d’une Promo Climat, … Puis, et c’est plus original, étaient invités des représentantes de collectivités territoriales en charge des questions de cohésion sociale, santé ou culture. Le but, échanger autour d’une philosophie commune ‘inscrire leur politique culturelle dans une philosophie du ‘care’”. Une philosophie qui prenne soin des “espaces de vie et de leurs habitants, humains et non humains”. Ce qui constitue une formidable transition vers l’intervention de Michel Lussault.
Michel Lussault est géographe et professeur d’études urbaines, auteur de « Cohabitons! Pour une nouvelle urbanité terrestre », il intervient autour du constat d’une urbanisation généralisée et du changement lobal qui, tous deux, menacent l’habitabilité de la planète et de nos territoires. Il propose une nouvelle culture de cohabitation basée sur le soin des milieux et de leurs habitants. Le Connecteur vous résume (tente de) les grands principes de sa pensée.
La crise de l’habitabilité, point de départ de sa réflexion.
La notion d’habitabilité recouvre l’ensemble des conditions, économique culturelle, politique, sociale, permettant à une espèce d’organiser des espaces et des temps de vie soutenables. Soutenable étant à prendre en son sens premier « qui peut durer », l’inverse se traduisant par l’effondrement. Il rappelle aussi qu’un écosystème constitue le système d’habitat partagé par plusieurs espèces. Pour Michel Lussault, l’urbanisation et nos modes d’habitation actuels mènent à une menace globale. Une menace impliquant toutes les échelles concernées et ce, synchroniquement. Ce qui n’a jamais été observé : il n’y a pas de précédent.
En tant qu’humains, nous « habitons » la Terre, en organisant nos espaces et nos temps de vie et nos activités. Nous savons que nos activités sont la cause de cette crise . La question est de savoir si la Terre pourra continuer d’être habitable pour l’espèce humaine, sachant qu’il n’y a pas de refuge possible puisque le monde est entièrement inter relié. Pour lui, la réponse est clairement non sans transformation.
Une menace multiforme.
Contrairement à ce que l’on peut imaginer, elle n’est pas qu’écologique, même si nous vivons une nouvelle grande accélération du changement climatique, dû à l’emballement des activités humaines et à l’urbanisation massive.
Notre modèle économique aussi est insoutenable. Pour Michel Lussault il est même mortifère, pour les écosystèmes, pour les territoires, pour les « agents », …
Le développement d’une économie productive de type hyper industrielle, thermo industrielle, financiarisée en fait une économie insoutenable. Elle repose sur un extractivisme dépassant toutes limites planétaires. La question qui devrait occuper les réflexions collectives devrait être de définir un autre modèle d’économie productive. Une condition sine qua none, pour permette à une population mondiale de bientôt dix milliards de vivre dignement. Or, d’après Michel Lussault, cela demeure un impensé de l’écologie.
Notre modèle est également socialement insoutenable. La production de richesse devait permettre de sortir de la pauvreté. Or il produit de l’exclusion, de la marginalité, de la pauvreté, qui sont toutes « utiles au système ». Là encore, cette question apparait comme centrale dans les approches de réorientation. Or, le modèle social à rechercher demeurerait également un impensé. Il pose la question- assez abyssale- « Quel humain voulons-nous être ? »
Une menace qui génère du déni
Michel Lussault le rappelle dans son intervention, c’est le foncier/immobilier qui représente la plus grosse réserve de valeur mondiale . Il souligne l’importance de comprendre l’urbanisation non seulement comme un phénomène démographique ou une évolution des formes urbaines, mais comme un processus d’englobement. Ce processus inscrit toutes les entités humaines et non humaines dans un système de relations spécifiques. Il s’appuie par exemple sur la succession de catastrophes naturelles récentes pour étayer la dégradation qui accélère et intensifie les dommages causés.
Il cite une étude qui estime entre 70 à 90 millions les déplacés du sud vers le nord pour cause de canicule, sécheresse, inondations ou méga feux. [NDLR : de nombreuses études présentent des résultats divergents, ici un article de The Conversation pour creuser le sujet]. Quoiqu’il en soit des chiffres et des destinations, leur nombre demeure massif]. Preuve que la planète devient inhabitable, que tout est inter-relié. Et que les habitants humains ont scié la branche sur laquelle ils étaient confortablement assis.
Accepter le trouble
Cette menace sur l’habitabilité constitue une source de désorientation et explique sans doute la force du déni, la diffusion du scepticisme, … Il note que, plus la menace est documentée scientifiquement, plus le déni se renforce. En effet, nos imaginaires sont profondément ancrés. Or, selon M Lussault toujours, ces imaginaires constituent le socle des principes de cohésion d’une société. Ils sont donc très résistants, puissants et génèrent une forme de panique devant l’idée d’en changer.
D’autant que, si l’on sait d’où l’on part, il n’y a aucune balise pour savoir où se situe l’arrivée. Il faut donc chercher des caps dans un chemin qui ne pré existe pas et n’est pas unique. A l’image des contributions de Donna Haraway, il faut accepter de « Vivre avec le trouble ». Et en faire une ressource d’intelligence collective sans chercher à colmater trop vite la béance par des solutions simplistes qui ne font que repousser que l’échéance.
A ce sujet du culte de l’optimisation et de la toute puissante pensée des ingénieurs, il cite également les travaux du chercheur en biologie et biophysique Olivier Hamant. Pour lui, l’optimisation constante fragilise nos systèmes. Elle génère des effets rebonds et entraîne des conséquences désastreuses sur le climat, la biodiversité et la pollution. Il propose de substituer la valeur de robustesse au culte de la performance.
Identifier ses attachements
Ce constat amène avec lui celui de la dépendance et de l’incapacité à s’adapter de nos systèmes optimisés. Révélé par la COVID et le confinement, il a momentanément généré prise de conscience et aspiration à un monde nouveau. Bruno Latour – qui se juge lui-même comme d’une consternante naïveté – s’interrogeait sur nos attachements, dans « Où atterrir ». Il proposait de revenir aux questions fondamentales de ce qui nous soutient – au sens premier du terme – . Ce qui est indispensable et important pour ne pas retomber dans le ‘business as usual’ dès la crise terminée. Il avait raison, il a été naïf. Comme bien d’autres.
« Retourner l’édifice »
Michel Lussault termine en ouvrant quelques perspectives. [NDLR : on entre là dans une phase de dissonance, écartelé entre l’adhésion et le doute sur nos capacités transformatives]
Transformer nos imaginaires en proposant une « expérience de pensée de réorientation ».
A commencer par la déconstruction des imaginaires de la modernité contemporaine, extrêmement bien imagée par le très récent discours de Trump par exemple. Elon Trump d’après le lapsus de Jean Jouzel. On y trouve l’apologie de la puissance, de la compétition, de la grandeur écrasante, de la contrainte, de l’agressivité, du no limit, de l’individualisme, du libertarisme, …
A cette modernité agressive, Michel Lussault oppose la philosophie du care qu’il applique à sa notion phare de cohabitation. Une cohabitation qui laisse sa place à la vulnérabilité, l’interdépendance, et la générativité. [Il s’agit d’un concept complexe à expliquer, emprunté à la pensée de la philosophe Cynthia Fleury, déployée dans « Ce qui ne peut être volé « – Vershtolen].
Il propose une réorientation de la vie sociale à partir d’un principe de coopération. Une coopération qui nécessite l’abandon de la toute-puissance, de la logique de gain, de la victoire, de l’écrasement. Pour Michel Lussault, il ne peut pas y avoir d’action qui ne soit co action. Et qu’elle suppose une reconnaissance mutuelle de ses vulnérabilités.
Il insiste aussi sur l’importance de ressentir la cohabitation et la manière dont nous cohabitons, y compris avec les non-humains : elle définit le type de communauté que nous formons.
Penser les avancées, technologiques notamment, au filtre de nos attachements
Il évoque la nécessité de systématiser nos questionnements sur les avancées technologiques. Se demander vers quoi nous mène une culture de l’optimisation de tout, y compris des interactions sociales. Mettre en question notre rapport à l’objet, à la possession … interroger nos cultures matérielles. Cela revient – aussi– à transformer nos imaginaires, nourris au principe que l’abondance est le signe de la réalisation de soi et la condition de la liberté.
Faire vivre quatre principes d’actions : « une éthique des vertus cohabitantes »
Pour prendre soin de nos espaces de vie, il définit quatre vertus :
- La considération et l’attention, qui relèvent d’une éthique de la sollicitude. Ces vertus nous invitent à nous soucier de ce qui nous entoure et des autres, à être attentif.
- Le ménagement et la maintenance, qui nous invitent à prendre soin des espaces de vie partagés et à entretenir les lieux et les relations. Ces vertus nous incitent à prendre soin de ce dont nous nous soucions, à entretenir les lieux et les relations qui nous tiennent à cœur.
Il s’agit tout simplement de ne pas renoncer à une vie juste pour chaque humain. Et de choisir le genre d’humain que l’on veut on être.
Alors, quel genre d’humain voulez-vous être ?