En avril 2023, la Convention Citoyenne sur la fin de vie a rendu ses conclusions. Cette semaine Emmanuel Macron devrait réunir les ministres concernés par le futur projet de loi. Mais où en est-on réellement ? Emmanuèle Auriac-Slusarczyk, chercheure à l’Université Clermont Auvergne et cheffe de file du projet SLAMOR revient sur la notion floue de fin de vie et sur les questionnements à avoir pour pouvoir réellement avancer.
Pouvez-vous me parler de votre parcours ?
Emmanuèle Auriac-Slusarczyk : Je suis née dans le Cantal en 1962. Mon père était professeur de sciences physiques et ma mère conseillère d’éducation. Ils ont toujours encouragé leurs filles à réfléchir de manière autonome.
J’ai obtenu mon baccalauréat scientifique et par la suite et j’ai exercé en tant qu’institutrice pendant quatorze ans.
Comme je nourrissais une certaine nostalgie de ne pas avoir poursuivi dans l’enseignement supérieur, j’ai choisi de cumuler mon métier avec des études vers les sciences de l’éducation et la psychologie.
Je suis ensuite devenue maître de conférences et j’ai obtenu un doctorat en psycholinguistique à l’université de Poitiers.
À quel moment avez-vous commencé à vous intéresser à la fin de vie et à la mort ?
Ce cheminement a débuté avec une expérience personnelle, la maladie de ma mère. C’est dans le vécu de la difficulté que l’on commence à réfléchir. Nous étions, ma sœur et moi, confrontés à une situation qu’il fallait résoudre. C’est alors que j’ai décidé de démêler cette notion souvent évitée en amont du processus de mort, nommée “fin de vie”.
J’ai en horreur l’expression « fin de vie ». Je préférais aborder la mort de front, d’autant plus que ma mère avait rédigé des directives anticipées. Ces directives sont des décisions écrites prises par les patients concernant leurs soins futurs, à un moment où ils sont encore en mesure de les prendre, palliant le jour où ils ne peuvent plus communiquer. Malheureusement, dans cette situation, nous n’avons pas pu les appliquer en raison du cadre législatif de l’époque et d’une forme de résistance médicale.
Je trouve que la « fin de vie » est une expression équivoque : quand commence-t-elle exactement ? La mort, à l’inverse, est un moment clef, c’est quelque chose de tangible.
Réfléchir sur les conditions de la fin de vie est, à mon sens, un acte de peu de courage. Cela crée une problématique avec laquelle on ne veut pas se confronter réellement au sujet du trépas. J’ai vécu quelque chose de très douloureux, où tout était mal organisé, malgré de bonnes volontés. Après coup, j’ai eu envie d’étudier ces situations de manière sereine.
Vous avez décidé de vous intéresser à la mort plutôt qu’à la fin de vie, pourquoi ?
Les soins palliatifs: c’est avant tout soigner la vie, et ce, le plus longtemps possible. Cette dimension des soins palliatifs va de pair avec l’idée de prolonger la vie d’une manière qui soit confortable pour le patient. Et c’est un point qui peut être très discutable.
Avec les soins palliatifs, trop souvent, on met sur un même plan la douleur physique et la souffrance psychique. Comment mesure-t-on cette dernière, en particulier dans les cas de maladies neurodégénératives ?
En 2018, j’ai rejoint, en tant que chercheure, la plateforme nationale de recherche sur la fin de vie, en lien avec les travaux innovants amorcés grâce au concours de la MSH de Clermont-Ferrand. Pour moi, c’était et c’est une évidence : il faut s’intéresser à la mort pour l’aborder, la soigner. Nous avons formé un groupe clermontois et nous avons avancé sur ce sujet en lien avec une équipe en ergonomie de l’Université de Lorraine et une équipe en linguistique de l’Université Bretagne Sud. En 2020, le projet SLAMOR (Soigner LA MORt) a été déposé, accepté et financé par le réseau national des MSH.
Expliquez-nous le projet SLAMOR
Le projet SLAMOR est une série d’enquêtes menées auprès de professionnels de santé confrontés régulièrement aux décès de patients. L’objectif est de comprendre comment ces soignants vivent et ressentent ces situations, en dehors du cadre des soins palliatifs, bien que ceux-ci soient également pris en compte dans notre étude. Nous nous concentrons particulièrement sur deux secteurs.
Le premier est celui de la neurologie, avec la maladie de Charcot, en appui et partenariat avec le CHU de Clermont Ferrand. Cette affection neurodégénérative maintient la conscience du patient jusqu’à la toute fin. Elle est accompagnée de souffrances, notamment respiratoires, et pose de graves défis aux soignants.
Le second secteur est celui de l’oncologie, et ici nous collaborons avec le Centre Jean Perrin. Nous nous intéressons à une variété de situations où l’issue est incertaine. Ce qui amène des questionnements autour des directives anticipées.
Dans le cadre de ce projet, nous interrogeons une diversité de personnels soignants dans plusieurs centres de santé: médecins, aides-soignants, infirmiers, psychologues. Cela nous permet d’obtenir une vision complète de ces expériences et de la manière dont ces soignants abordent les directives anticipées et le mourir en général.
Comment les personnels soignants réagissent quand vous leur proposer de répondre à cette enquête?
Pour réaliser ces enquêtes et approfondir ce sujet, je me suis entourée d’un sociologue et d’une spécialiste en psychologie sociale de la santé. Ils ont diffusé une petite annonce, notamment dans certaines unités spécialisées comme celle traitant de la maladie de Charcot, en oncologie et en unités ou équipes de soins palliatifs.
Les réactions des soignants sont variées. S’ils partagent une envie de parler, ils se heurtent parfois à une sorte de sentiment d’illégitimité. En effet, le médecin étant le seul à décider des traitements. D’autres soignants se montrent ambigus ou réticents à l’idée de s’ouvrir sur certaines questions adressées (la “belle mort” par exemple), ou témoignent au contraire de réflexion bâtie sur l’expérience.
Cette hésitation est souvent due à l’ambiguïté du contexte législatif français actuel, où l’opinion des infirmiers et celle des médecins peuvent diverger significativement, ce qui crée une incertitude quant à se sentir libre de s’exprimer.
Certains, notamment en soins palliatifs, nous informent que si le contexte législatif évolue vers l’euthanasie ou le suicide assisté, ils ne voudont plus exercer leur profession.
Il est important de préciser que la protection des données personnelles de nos enquêtés étant assurée par les règles éthiques de la recherche, les paroles et discours anonymes recueillis au cours de cette enquête seront rendus accessibles et publics.
Où en est le cadre législatif concernant “la fin de vie” ?
Le cadre législatif actuel est effectivement marqué par une certaine ambiguïté.
En France, on encourage les citoyens à rédiger des directives anticipées, cependant, leur mise en application reste floue ou empêchée. Par exemple, chacun peut spécifier s’il veut être intubé, ou non. Néanmoins, rien ne permet de décrire à quelle situation cela peut réellement et médicalement correspondre. La médicalisation des directives anticipées entrave toute compréhension de ce que les citoyens souhaitent réellement. C’est un fossé entre soignants et citoyens qui pourrait même s’aggraver.
La notion même de “sédation profonde et continue jusqu’au décès” est également méconnue et mal interprétée. Il y a un doute quant à ce que cela implique réellement.
En la mettant en place, on pense proposer des solutions, mais en réalité, cela s’apparente à plonger la personne en sommeil profond, sans résoudre les questions fondamentales. D’autres pays ont adopté des législations permettant une aide active médicale à mourir, mais en France, ce n’est pas le cas.
On a l’impression de progresser, mais le discours officiel laisse entendre que les mentalités ne sont pas encore prêtes, ce qui n’est pas démontré, et s’insinue l’impression que les changements législatifs prendront du temps ou resteront insuffisants.
Il y a eu une convention citoyenne où tous les courants de pensées étaient représentés. Le dialogue y était serein et constructif. Les citoyens ont fait de nombreuses propositions pour faire avancer la législation, sans se dérober au débat. Cependant, on observe que les décisions sont actuellement orientées sous l’influence de différents organismes. Par exemple, comme le conseil de l’ordre des médecins, ou la position de la principale association de soins palliatifs. Ceci se fait au détriment des conclusions des citoyens. Il y a une trop grande médicalisation de la fin de vie dans notre pays.
Comment faire avancer le sujet dans ce cas là ?
L’objectif serait d’intégrer rapidement le sujet de la mort dans les études médicales. Il est important de confronter les futurs médecins à ces réalités, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.
Il est également crucial de nourrir scientifiquement le sujet. En effet, il faut étudier ce qui se dit réellement sur le terrain. Cela nous permettra de voir comment les soignants réagissent et les aider à prendre position.
Par ailleurs, il est parfois très difficile pour des médecins d’exprimer ouvertement leur ressenti face à la mort, comme dans le cas d’un décès dû à la maladie de Charcot. Un médecin pourrait trouver cette fin terrible et ne pas souhaiter que sa propre famille vive une telle épreuve. Néanmoins, la question de l’euthanasie reste complexe. Même si un médecin peut être personnellement touché, le passage à l’acte de donner la mort reste une autre affaire. Certains n’hésitent pas à afficher cette schizophrénie.
Il faut également s’interroger sur le rôle des comités d’éthique. Ils délibèrent sur ces sujets difficiles, souvent sans la présence de la famille du patient. Derrière cette façade de collégialité éthique, beaucoup de problèmes restent non traités.
Il ne s’agit pas uniquement d’une question d’éthique, mais de savoir comment apporter des soins à quelqu’un qui meurt. Comment on peut assister dans le processus de la mort, et peut-être même envisager une aide à mourir.
Quels changements espérez-vous voir dans les hôpitaux ou parmi les médecins en ce qui concerne la gestion de la mort ?
Actuellement, nous avons une vision des soins qui tend à respecter la vie à tout prix, mais je pense qu’il est également important de savoir considérer la mort. Ceci pourrait se traduire par l’établissement de soins thanatiques, ou même oser la création de maisons spécialement dédiées à la mort. Ces lieux seraient des espaces dédiés, pas nécessairement en lien direct avec l’environnement hospitalier, et différenciés des soins palliatifs.
Ce ne serait peut-être pas le meilleur modèle pour tous, mais cela encouragerait certainement des conversations plus ouvertes sur la mort. Parler de la mort ne devrait pas être si ardu.
C’est l’instant carte blanche, quelque chose à ajouter ?
Emmanuèle Auriac-Slusarczyk : Oui, je souhaite partager une réflexion personnelle. J’ai pris position et je me suis investie pour faire exister le sujet de la mort dans le débat public et académique. J’ai organisé un colloque dédié à cette question cette année.
Mon histoire personnelle m’a amenée à étudier ce sujet de manière scientifique, et maintenant, j’aspire à ce que la société prenne le relais. Qu’elle évolue dans sa manière de considérer la fin de vie et la mort. C’est une démarche qui nécessite un engagement collectif, le respect de tous, pour faire avancer la réflexion et les pratiques autour de cette inéluctable dimension de l’existence humaine.