Samedi dernier, j’étais invitée, par la Ville de Clermont Ferrand, à assurer la modération d’un séminaire sur “la prise en compte du plurilinguisme et ses effets dans la réussite éducative des enfants”.
Pour être tout à fait honnête, lorsque j’ai reçu la demande, le thème m’a laissée totalement … indifférente. Pas de résonance particulière. Un sujet d’experts. Soit.
Comme je suis sérieuse et professionnelle ;-), j’ai étudié le programme et commencé à lire les biographies des intervenants, à lire ou écouter leurs interventions précédentes. Et là, la prise de conscience.
C’est en effet un sujet d’experts, dans le sens où il fait l’objet de travaux de recherche, nombreux et sérieux. Et il implique un grand nombre d’acteurs de l’écosystème éducatif. Oui, “écosystème” est aussi un terme usité dans cet univers.
La langue, un marqueur social et culturel
Mais c’est aussi, et peut-être surtout, un sujet de société. La question de la langue parlée interroge en réalité notre rapport à l’altérité. Mais aussi notre capacité à lui reconnaître une place dans nos sociétés. Et enfin, ce que nous sommes prêts à engager pour lutter contre le déterminisme social. (voir à ce sujet notre article « Télémaque lutte contre le déterminisme social« )
Comme souvent, les signaux se télescopent. La veille, j’entendais, lors d’une interview radio, Rachid Benzine rappeler que “l’humiliation est le terreau de la violence”. Et oui, c’est bien ça: quoi de plus humiliant que de ne pas pouvoir s’exprimer ?
“Le langage est dans notre société un instrument de pouvoir puissant et méconnu : accents et tournures langagières sont les cibles d’une discrimination généralisée, appelée glottophobie. Rejeter une personne pour sa façon de parler, c’est la même chose que la rejeter pour sa religion, la couleur de sa peau ou son orientation sexuelle, autant de discriminations punies par la loi en France. Pourtant, les discriminations fondées sur la langue sont ignorées alors qu’elles affectent des milliers de personnes, méprisées ou rejetées pour leur accent ou leur vocabulaire. La domination s’exerce en effet aussi par le langage. Les « élites » imposent leur manière de parler comme la seule légitime. Le livre donne un nom à ces discriminations linguistiques – la glottophobie –. Il attire l’attention sur leurs conséquences humaines et sociales, profondes et massives. Son auteur démonte les mécanismes de la glottophobie pour mieux la révéler, la dénoncer et ainsi la combattre.”
Philippe Blanchet, Enseignant-chercheur — directeur de recherches en sciences du langage, en résumé de son ouvrage “Discriminations: combattre la glottophobie”.
De l’égalité des chances
Le séminaire était organisé par la Ville de Clermont Ferrand, dans le cadre du Dispositif Réussite Educative. Il est mis en œuvre dans les Quartiers Prioritaires de la Ville. Ce dispositif national “vise à remédier à un ensemble de difficultés rencontrées par des enfants et des jeunes, en leur proposant un suivi personnalisé”. Vaste challenge.
A Clermont, il associe la Ville, la Métropole, la Caf, l’Éducation nationale, le Département, l’État et nombre d’acteurs locaux. Il propose un accompagnement individualisé à certains enfants résidant dans les quartiers prioritaires, en lien étroit avec les familles. D’après Cécile Audet, adjointe au Maire en charge de la petite enfance, de l’enfance et de la jeunesse, aujourd’hui, ce sont plus de 900 enfants de la maternelle au lycée qui bénéficient de ce dispositif de suivi personnalisé. Sa philosophie est de permettre de valoriser les réussites individuelles, de lutter contre le décrochage scolaire et de soutenir la parentalité.
« Allophone »: de quoi parle-t-on ?
Le sujet est donc celui des enfants “allophones”. A la lecture d’un article écrit par Mathieu Marchadour, on apprend qu’il vient remplacer celui de ‘non francophone’. “Il pointe désormais non plus l’absence de francophonie, mais la présence d’une « altérité »”. Et il y a débat entre professionnels sur l’usage d’un mot plutôt qu’un autre. Allophone, bilingue, plurilingue, non francophone … Le choix des mots n’est pas neutre, il projette des représentations, plus ou moins conscientes. Et cet enjeu de distanciation par rapport à ses propres représentations, ses outils de travail et les concepts qui les sous tendent apparaît être l’un des enjeux majeurs …
Par exemple, prenons ‘bilingue’, il me semble qu’on se situe spontanément dans un univers très valorisant. Plutôt dans l’univers des enfants d’expats, en classe euro, dans les établissements privés. Pas vous ? Toujours dans nos représentations, il me semble qu’on utilise rarement ce terme, valorisant donc, pour désigner la capacité plurilingue d’enfants d’immigrés. Et c’est tout le problème.
Monolinguisme, une caractéristique française rare
Pour le Dr Asensi, psychiatre pour enfants et adolescents, intervenant au CHU Clermont Ferrand et au Centre médico péda pyschologique « La Gravière », la situation monolinguistique scolaire de la France est un cas assez rare. Même si l’on se réfère seulement aux pays voisins comme la Suisse, l’Espagne ou la Belgique. Parler plusieurs langues est le lot commun de la majorité des individus, dans le monde, en Europe, en France. Le choix, politique, a été fait en France, d’unifier et de rassembler les habitants par la pratique de la langue française. Il s’est souvent accompagné d’injonctions à ne plus pratiquer à la maison les autres langues, qu’elles soient régionales ou ‘étrangères’. On doit parler français, et seulement français. C’est le discours tenu pendant des décennies aux familles de jeunes enfants scolarisés. Il tend à disparaître au fur et à mesure que l’on en perçoit toutes les conséquences négatives.
Les recherches sur le plurilinguisme des enfants mettent en évidence des effets positifs sur le développement cognitif, affectif et identitaire lorsque le plurilinguisme est reconnu et légitime dans les espaces éducatifs. Et, il semble qu’en France, le pluralisme linguistique peine à être pris en compte comme un appui éducatif plutôt que comme un obstacle.
Allophone, une perception négative
Plusieurs causes à cela. L’impact de ce que le Dr Asensi nomme “l’abrasion de toutes les différences” qui impose une rupture culturelle et, ce faisant, dévalorise la culture originelle et créé un conflit de loyauté.
Le fait aussi d’utiliser, pour ‘évaluer’, des outils normés, parfois inadaptés. Ce que soulignait Audrey Noel, orthophoniste, maître de conférences en sciences du langage à l’université de La Réunion, en référence à ses travaux sur la prise en compte du plurilinguisme. Elle soulève un certain nombre de constats. Le fait que le professionnel ne parle pas forcément la langue dominante de l’enfant (celle dans laquelle il faudrait l’évaluer). Le fait aussi que la seule langue prise en compte est le français standard. Que les outils et les normes, encore, soient monolingues. Le risque alors est que les évaluations soient inadaptées. Et qu’elles accroissent ce qu’elle nomme l’insécurité linguistique (le sentiment de « mal parler »). Qu’elles renforcent les idées reçues sur le bi- ou plurilinguisme (source de « mélange »…). Ou encore qu’elles amènent à des sur ou sous-identification de diagnostic de troubles du langage ou de déficience.
Une mésorientation
Et c’est un autre point soulevé par le Dr Asensi: il y a surreprésentation des enfants d’autres cultures dans les dispositifs destinés aux élèves dits « à besoins éducatifs particuliers », liée pour partie à des problématiques de diagnostic erroné. Et dont l’effet est très stigmatisant.
Cette stigmatisation, Matthieu MARCHADOUR chercheur associé au CELTIC-BLM, Rennes 2 et Docteur en Sciences du Langage, en a fait le sujet de sa thèse et de ses publications. Son titre de thèse “Enjeux et dynamiques de la prise en compte et du rejet de la pluralité linguistique et culturelle des enfants dans les pratiques d’éducation scolaire et de soin orthophonique : Algérie-France : comparais(s)ons”
Il y étudie les modalités de prise en compte des plurilinguismes des enfants par les professionnels de l’éducation et du soin. “Les problématiques centrales abordées sont notamment celles de la norme, de l’étrangeté ou de l’écart, et de la traduction. En d’autres termes, comment les enseignants « ordinaires » et les orthophonistes (dont le préfixe peut laisser entendre une certaine idée de « droiture ») agissent avec et réagissent face à des enfants qui ne correspondent pas aux normes ou à la norme linguistico-culturelle attendue et exigée par l’éducation nationale et la société françaises?”
L’autre et le même
Il a mené des enquêtes de terrain et des entretiens auprès d’enseignants et d’orthophonistes français. Elles révèlent à la fois, un manque de formation et d’aide aux enseignants quant aux « problématiques migratoires et aux relations interculturelles » notamment et un manque de possibilités de faire appel à des traducteurs professionnels pour des familles ou enfants parlant peu ou pas du tout le français. Les professionnels manquent de temps et de moyens pour accueillir ces différences comme une ressource et non comme un frein. En l’état, face à un enfant qui ne maitrise pas encore le français, dans une famille qui ne le parle pas non plus, l’échange est complexe. L’enfant est isolé, déligitimé dans son expression. Et le professionnel qui ne parvient à trouver une issue aussi.
Son sujet est celui de l’ « inclusion », de la place faite et de la valeur donnée à ces enfants, en commençant par la manière de les nommer. Matthieu Marchadour y voit d’ailleurs un risque (ou plutôt une cause) de désengagement de la part des acteurs du service public de l’éducation. Quand on ne peut pas faire ce que l’on doit faire dans des conditions décentes, la perte de sens est imminente. Et elle est délétère sur les conditions d’attractivité de métiers par ailleurs déjà malmenés.
Le ‘faire société’ en question
Quelles réponses élaborer face au risque d’exclusion, comment réduire l’isolement, linguistique et culturel, comment armer l’environnement des enfants, et éviter de stigmatiser et de renforcer la différence?
Jean Luc Vidalenc, a été enseignant dans le premier degré. Il dirige une école en éducation prioritaire, et, depuis plus de 10 ans, il est conseiller pédagogique départemental et animateur-formateur pour les enseignants qui accueillent les élèves allophones ou issus de familles de voyageurs (UPE2A).
Il évoque les 2 institutions que constituent la famille et l’école et leur impérieuse nécessité de collaboration. Et, dans le cadre d’ateliers de médiation exolingue qu’il anime, il propose des approches permettant à la fois de légitimer la langue de la famille, de stimuler le langage des enfants-élèves en prenant appui sur les langues qu’ils entendent à l’Ecole comme à la maison. Et finalement créer du lien entre ces deux institutions pour le bénéfice du développement de l’enfant. Lors de la table ronde puis des ateliers qui suivirent, plusieurs initiatives ont été évoquées. Elles mobilisent souvent les différentes compétences de l’écosystème éducatif, orthophonistes, enseignants, cliniciens parfois, éducateurs, … et surtout la famille. Un travail avec les parents pour trouver un mode de communication opérant. Une démarche ‘d’aller vers’ de la part des enseignants et des professionnels, pour rencontrer, connaître et comprendre les familles au-delà de préjugés… Elles ouvrent sur des dispositifs qui fonctionnent mais souvent menés à petite échelle.
De l’engagement et de la recherche de sens
Ce qui est toujours frappant dans ces situations, c’est d’une part la mobilisation du public: nous sommes samedi matin et sont présentes (disons que le féminin l’emporte numériquement largement) des infirmières scolaires, des enseignantes, des orthophonistes, des éducatrices, … Toutes en recherche de points d’appui et de leviers pour faire mieux dans un contexte difficile. Et d’autre part, la qualité des initiatives présentées, à chaque fois portées par des personnes très engagées, qui parfois avec du soutien, comme le projet Creatio de l’école maternelle J.Valles, soutenu par la Ville dans le cadre du Dispositif Réussite Educative, et parfois, sans, vont faire émerger leur projet contre vents et marées.
Elles montrent aussi tout le changement de paradigme qu’il faudrait opérer pour prendre soin, vraiment, de ce qui fonde notre cohésion sociale. Le sentiment d’avoir sa place. Pour ce que l’on est.