La crise du recrutement dans certains secteurs économiques est révélatrice d’un dysfonctionnement du monde du travail. Et si nous prenions de la hauteur avec une approche philosophique de la notion de travail. Pour Gérard Guieze, ancien professeur de philosophie et conférencier, aujourd’hui, la valeur travail existe de moins en moins. Ce sont les conditions dans lesquelles il est exercé qui donnent de la valeur au travail.
Avant de commencer, pouvez-vous nous raconter votre parcours en quelques mots ?
Je suis clermontois. Après des études de philosophie, je suis devenu professeur de philosophie. Depuis quelques années, je suis à la retraite, mais comme je voulais continuer cette discipline, j’ai créé mon auto-entreprise. Aujourd’hui, je fais une cinquantaine de conférences par an sur des sujets d’actualité et sur les problématiques du monde contemporain.
Qu’est-ce que je veux dire par là ? Par exemple, j’interviens beaucoup dans le monde médical sur l’éthique, la déontologie, etc… Les sciences médicales posent des problèmes non-scientifiques et les scientifiques sont peu habitués à s’interroger sur des problématiques d’un autre ordre.
Je suis également régulièrement sollicité par des élus autour de la thématique de la radicalisation, qui est devenue un problème visible et collectif.
La philosophie, c’est apprendre à penser par des concepts et non plus par des opinions.
Vous mentionnez que vous abordez les problèmes contemporains avec une approche philosophique ? C’est-à-dire ?
Pour le grand public, la philosophie, c’est une conception de la vie. C’est faux. La philosophie, c’est une démarche : c’est apprendre à penser par des concepts et non plus par des opinions.
Ce que je propose, c’est de construire une démarche au-delà de l’opinion. On le voit bien, les débats d’opinion sur les chaînes de télé, cela ne change rien. Il n’y a rien de plus triste que de sortir inchangé d’un échange. Aujourd’hui, on voit des opinions qui estiment se valoir, et, au lieu d’apprendre à penser, on apprend à juger.
Venons-en à notre sujet. Le monde du travail est en mutation, certains diront en crise. Quel regard portez-vous sur la situation actuelle ?
Aujourd’hui, le travail n’a plus de valeur en lui-même. Pendant la période où le travail était principalement agricole et artisanal, il était lié à une œuvre, une finalité, non pas à un emploi. L’extension du salariat a affecté la définition du travail.
Par ailleurs, le contexte actuel interroge le travail d’une nouvelle manière. Les interrogations se portent sur “comment attirer de nouveaux collaborateurs, comment être attractif, comment créer de l’emploi etc etc…« . On voit bien que certains secteurs sont en demande de main d’œuvre, qu’une main d’œuvre est disponible, mais pourtant, l’offre et la demande ne se rencontrent pas. C’est parce que ces emplois ou métiers ne sont plus perçus comme étant attractifs, c’est-à-dire comme ayant une valeur en soi.
A partir du moment où le travail n’est plus une valeur en soi, il est soumis à condition.
Le monde du travail tel qu’il est organisé aujourd’hui est beaucoup critiqué. Sommes-nous devenus capricieux, nous, les Français ?
Je trouve qu’il y a un chiffre très parlant. En 2010, 65 % des Français estimaient que les grands patrons étaient corrompus. En 2020, 90 % pensent qu’ils sont corrompus. Comment se fait-il qu’il y ait dans la tête des gens autant de méfiance autour des grands groupes et des industries ?
N’oublions pas notre histoire. Nous avons vécu dans un contexte de restrictions incessantes, de plans sociaux, de scandales financiers, de rémunérations de patrons astronomiques. Je ne pense choquer personne quand je dis que le libéralisme est devenu financier. C’est tout ce passif qui a créé un sentiment de suspicion à l’endroit des élites économiques. C’est ce qui a entraîné une distanciation des salariés qui se mobilisent moins ou peu.
Et c’est donc la question que je vous pose. Le travail a-t-il encore de la valeur ?
La valeur travail n’existe plus comme par le passé, mais le travail a encore de la valeur. A partir du moment où le travail n’est plus une valeur en soi, il est soumis à condition. La notion de “conditions de travail” est d’ailleurs de plus en plus présente dans les discours. Aujourd’hui, pour que le travail soit valorisé, il doit remplir certaines conditions :
- Il ne faut pas qu’il ne soit pas pleinement organisé, sinon il ne laisse pas de place à l’initiative. Ce ne doit pas être uniquement un travail exécutif.
- Le travail ne doit pas devenir répétitif. Il doit échapper à la routine et rester formateur pour celui qui l’exerce. Il doit permettre à la personne de se révéler.
- De plus, il doit être un objet de reconnaissance. Regardez ce qui se passe aujourd’hui avec les professeurs. Le métier n’a plus la même image, il n’est plus reconnu. La conséquence, c’est le manque de candidats pour l’exercer.
- Enfin, l’emploi ou le métier doit permettre plusieurs niveaux de rapports au travail.
C’est-à-dire ? Quels sont les différents rapports au travail ?
Il y a trois rapports possibles au travail.
Le plus classique, c’est le rapport instrumental. Le travail est conçu comme un besoin essentiel. On n’a pas le choix, c’est une nécessité vitale et on ne cherche pas à s’y réaliser.
Le second, c’est le rapport symbolique. Le travail est porteur d’un statut social. Certains métiers sont porteurs de valorisation et d’autres moins. Ce rapport est évolutif dans le temps. Regardez, aujourd’hui l’image dégradée des professions telles que les soignants et les policiers, par exemple.
Le troisième rapport, c’est le rapport d’expression. On va regarder la valeur du travail comme un moyen de réalisation de soi. “Je vais pouvoir réaliser un projet, une œuvre, une ascension sociale, une formation”. On acceptera d’être moins bien payé parce que là n’est pas la motivation principale. C’est également l’expression d’une socialisation. “Ça permet de travailler en équipe, c’est collaboratif”. Quand on regarde le féminisme historique, on est là-dedans. Travailler, pour les femmes, c’était ne pas demeurer dans une vie domestique.
Si l’on regarde d’un peu plus près ces métiers dits “en tension”, ce sont principalement des métiers qui sont associés à de la main d’œuvre qui a été exploitée.
Aujourd’hui, les reconversions professionnelles arrivent de plus en plus tôt, certains secteurs manquent de main d’œuvre. Qu’est-ce qui pousse un individu à choisir un travail plutôt qu’un autre ?
On se rend compte que l’on peut interroger la valeur du travail pour deux sortes de raisons.
Les raisons internes à son activité. Est-ce que ce travail correspond à mes compétences ? Est-ce qu’il est bien rémunéré ? Quelles vont être mes missions ?
Néanmoins, les raisons décisives sont aujourd’hui principalement externes. Elles ne tiennent plus au travail en lui-même, mais à l’intérêt porté à d’autres activités : les vacances, la famille, les loisirs. Tout ce qui peut être valorisé par la personne elle-même.
Concrètement, de nos jours, le travail trouve de plus en plus sa valeur dans son invasion. Est-ce qu’il est envahissant ou non ? Est-ce que j’aurais le temps de vivre ? Le nouveau sens est dans ce que le travail permet ou non d’obtenir.
Si je reviens aux métiers en tension. D’un côté, nous avons des besoins de main d’œuvre, et de l’autre des personnes qui pourraient travailler, mais qui ne le font pas. On entend beaucoup fleurir le terme “assistanat”. Le français est-il un fainéant ?
On pourra toujours trouver des exemples d’abus dans les politiques sociales de personnes qui se replient derrière des assistances, c’est peut-être vrai, mais ce n’est pas un fait social. Aujourd’hui, celles et ceux qui refusent un métier, ce ne sont pas des assistés, il y a des personnes peu qualifiées, mais également des cadres. C’est un malaise plus global, plus étendu qu’un problème de classe sociale.
Je vais à l’encontre de l’idée que notre organisation favorise l’assistanat. Je pense que c’est plutôt le signe d’un progrès sociétal lorsque même les populations les plus faibles, les plus précaires, ont le choix. Que l’on puisse dire “non, cet emploi, je n’en veux pas, pas dans ces conditions”.
Pourtant, certains métiers sont difficiles par définition. Si on prend le métier de serveur, demain, on ne va pas arrêter d’ouvrir les restaurants, les soirs et les week-ends. On ne va pas non plus pouvoir augmenter les salaires de manière vertigineuse. Comment faire pour leur redonner de la valeur ?
Si l’on regarde d’un peu plus près ces métiers dits “en tension”, ce sont principalement des métiers qui sont associés à de la main d’œuvre qui a été exploitée.
Le télétravail a apporté du confort de vie pour une partie de la population, mais tous les emplois ne sont pas télétravaillables. Ce qui me fait dire qu’il va bien falloir bouger les conditions de travail des métiers productifs et collectifs.
Si je prends l’exemple du manque de chauffeurs de bus scolaires. Qu’est-ce qu’il y a derrière ? La plupart de ces métiers sont à temps partiel. Si on ne propose pas un complément d’activité ou une organisation du temps de travail qui permet de compléter avec une autre activité, on restera confronté au même problème. Ces emplois ont une lourde histoire. Il faut les vider de leur passé et leur donner un nouvel avenir.
C’est l’instant carte blanche, quelque chose à ajouter ?
Aujourd’hui, nous vivons dans l’incertitude. À la différence des trente glorieuses, l’avenir est possible, mais il n’est pas promis. Il n’y a plus une idée directrice du progrès comme aux XIXème et XXème siècles avec le progrès industriel, social, ou technique. La notion même de progrès est une notion en crise. On peut voir que le progrès est autant une chance qu’une menace, ce qui rend l’avenir incertain.
Il n’est pas aisé de vivre sans pouvoir penser à l’avenir qui nous attend. Demandez à un jeune de se préoccuper aujourd’hui de sa retraite. Il va vous rire au nez. Il y a des dangers et des menaces beaucoup plus urgentes dans la tête des gens.
D’ailleurs, pour reboucler avec le monde du travail, même si ce sont des signaux faibles, la teneur des négociations dans les entreprises évolue. On ne va plus forcément demander une augmentation de salaire, mais plutôt la semaine de quatre jours. Cela entre en résonance avec une autre injonction, celle de moins consommer pour tenir compte des limites planétaires. Peut-être est-on en train de voir émerger une nouvelle génération de “travailler moins, pour consommer moins”.