Clément Pradel, réalité augmentée pour les voyageurs immobiles

Clément Pradel, réalité augmentée pour les voyageurs immobiles

Clément Pradel est un bourbonnais engagé pour son territoire et ses habitants. Après plusieurs années à la tête de projets à destination de publics fragiles il décide de créer sa boite « Sagesse Technologies ».

L’objectif ? Réconcilier les nouvelles technologies avec la prise en charge des personnes âgées. Un pari osé qui porte déjà ses fruits. Rencontre avec un entrepreneur de l’ESS fier de son projet et de ses valeurs.

Avant de parler de ce qui t’anime en tant qu’entrepreneur, peux-tu nous pitcher Sagesse Technologies ?

Sagesse Technologies c’est favoriser le bien-être et l’autonomie grâce aux nouvelles de technologies. Le projet 360 est particulièrement centré sur cet enjeu : utiliser la réalité virtuelle pour aider les personnes âgées très dépendantes dans les EHPAD.

Aujourd’hui sur le sol français, 800 000 personnes sont réparties dans plus de 7500 EHPAD. Sur ces 800 000, une majorité est considérée comme extrêmement dépendante, c’est à dire qu’elles ne sortent plus de leur établissement d’accueil. Cet isolement a des conséquences très claires : des troubles du comportement, la surmédication ou encore le syndrome du glissement où les personnes se laissent littéralement mourir.

Le projet 360 répond à un besoin qu’on ne peut aujourd’hui pas satisfaire car les moyens humains sont insuffisants. Certes, ce voyage virtuel ne résout pas tout mais c’est une solution efficace qui ouvre le champ des possibles.

Certes, ce voyage virtuel ne résout pas tout mais c’est une solution efficace qui ouvre le champ des possibles.

Concrètement comment fonctionne le concept et quelle est la techno derrière ?

On fait un usage détourné de la réalité virtuelle. Le casque est un casque grand public. Pour réaliser nos vidéos on utilise des caméras 360° et des ordinateurs puissants. On aurait pu choisir de la photo 360° mais la vidéo permet de restituer les sensations, de se sentir complètement immerger. Même si les premières fois peuvent être déstabilisantes, au final ce sont seulement 15% des personnes qui ont du mal avec la VR. D’ailleurs ce sont souvent les mêmes qui sont malades en voiture.

Quels types de contenus développez-vous ?

Au départ on a fait voyager les seniors dans le grand Canyon ou sur la Grande Muraille de Chine mais au final, eux ce qu’ils recherchaient c’était plutôt un “retour aux sources”. Nous avons donc décidé de proposer un catalogue des lieux emblématiques du bourbonnais (pour commencer), les villages et la forêt de Tronçais. C’est avant tout un travail sur la réminiscence et la mémoire émotionnelle.

Nous travaillons avec une art-thérapeute qui va développer des contenus en voix-off autour de la respiration. Parallèlement notre ingé son travaille sur une ambiance sonore qui soit en cohérence avec les paysages et les lieux proposés.

Peux-tu nous parler de toi ?

Je suis un Bourbonnais de souche et assez fier de mes origines rurales. Mon père était médecin de campagne et j’ai vu mon village d’enfance vieillir et « mourir ». J’ai une formation initiale dans le médico-social et j’ai eu différentes casquettes auprès de publics fragiles. De responsable de projet pour la ville de Moulins à responsable AMP pour le GRETA puis en consultant externe. C’est là que j’ai été sensibilisé aux problématiques des seniors. Dans le cadre de mes missions j’ai pratiquement visité tous les EHPAD de l’Allier.

Après ces premières expériences, j’ai décidé de reprendre une formation de directeur d’établissements type EHPAD. Lors de mon stage, j’ai été confronté aux personnes âgées et familles en pleurs lors de l’arrivée dans un EHPAD. Après ce stage, je me suis dit que je n’allais pas devenir directeur mais plutôt monter boite. J’étais persuadé qu’il y avait quelque chose à faire.

Aujourd’hui tu es incubé à Cocoshaker mais comment a débuté l’aventure ?

Crédits Photos : Cocoshaker

Le projet 360 a un an et quelques mois. Le projet est devenu réel le jour où j’ai fait la une de la Montagne en juillet 2018. J’avais décidé de faire un test avec différentes vidéos gratuites comme une visite de Petra et j’ai convié la Montagne en me disant “on verra bien”. Ils sont venus et cette notoriété soudaine m’a permis de renforcer ma crédibilité et de m’associer avec d’autres EHPAD pour réaliser des tests, des pilotes.

En octobre de la même année j’ai intégré l’incubateur Cocoshaker à Moulins. L’incubation a vraiment accéléré mon projet en ayant accès à tout un réseau de parrains. J’ai bénéficié de plein de conseils utiles, j’ai pu formaliser un business plan.

Tout cet écosystème m’a permis de monter un solide plan de financement, ce dont j’avais besoin. AT2I+ devrait me donner accès à un prêt d’honneur de 50 000 € pour développer une application, tandis que France Active garantit mon prêt bancaire, au total c’est un plan de financement d’environ 200 000 €.

Comment le personnel des EHPAD a-t-il accueilli ta proposition ?

D’une manière générale, il y a eu un très bon accueil. Les EHPAD sont sous-staffés de manière chronique. Il y a de véritables enjeux dans la prise en charge des résidents. Notre solution ne résout pas tout mais pour environ 2000 € par an vous avez accès à une bibliothèque de films, un casque de VR et le SAV qui va avec.

Aujourd’hui nous avons pu réaliser 12 films en 4 mois de tournage, principalement dans le Bourbonnais. La prochaine étape ce sera le Puy de Dôme, Paris et le Sud. L’objectif est d’atteindre 230 films, ce qui représente dix films par ancienne région. Nous souhaitons mailler ainsi tous les territoires.

Crédits photos : Sagesse Technologies

Comment finances-tu la production d’un film ?

Pour monter un film de dix minutes il faut compter au moins une journée de tournage et trois jours de montage. C’est un gros investissement. Actuellement on est en discussion avec différents groupes, très impliqués sur la Silver Economy. Nous mettons en valeur le patrimoine local et nous sommes ouverts à d’autres formes de collaboration avec des collectivités, des organismes touristiques, tout est possible. Du reste, c’est un bel outil de communication puisque ensuite nous laissons les images à disposition de nos partenaires.

Comment continuer à coller aux enjeux du grand âge ?

J’ai mis en place un comité éthique et technique. Il est composé de certains de mes clients et des différents professionnels agissant autour de la solution, gérontologues, psychologue, animateurs. Le but étant d’innover en matière d’usage. Par exemple on travaille avec l’EHPAD de la Gloriette à Yzeure sur la manière dont on pourrait améliorer l’accueil. C’est souvent un grand moment de stress pour les personnes âgées ; elles sont transférées dans un univers totalement inconnu. On imagine des solutions à proposer en amont pour “acclimater” le futur résident.

A ton avis quels sont les principaux enjeux pour les années à venir ?

C’est complexe et la situation peut paraître critique. Il va y avoir dans les trois prochaines décennies un doublement de la population dépendante. En conséquence il va falloir trouver des solutions innovantes. Pour autant, il ne faut pas voir que le verre à moitié vide. Aujourd’hui on voit émerger des solutions alternatives entre le maintien à domicile et l’EHPAD : des résidences seniors, des EHPAD court séjour etc etc.

Pour ce faire il va falloir mettre de l’argent sur la table. On n’innove pas sans investir. Il nous faudra repenser l’accompagnement, développer des initiatives au niveau local, proches des problématiques du territoire. Par conséquent nous devrons mieux coordonner l’humain et le digital, car oui le numérique est un formidable outil au service des professionnels.

D’ailleurs que demandent les professionnels que tu côtoies ?

Il y a un besoin criant, c’est celui d’adapter les moyens face à des besoins qui ont évolué. Auparavant, les personnes âgées qui intégraient ces établissements, étaient plus autonomes. Aujourd’hui en favorisant le maintien à domicile tant que cela est possible on intègre des personnes très dépendantes et très âgées. Les besoins sont différents et le personnel pas assez formé pour y répondre. Ils sont fatigués car on leur demande de faire toujours plus avec moins de moyens.

Il y a un besoin criant, c’est celui d’adapter les moyens face à des besoins qui ont évolué.

Y a t il des modes d’organisation qui t’interpellent ?

Aux Etats-Unis il existe ces “gated communities”, des villages sécurisés et uniquement dédiés aux personnes âgées. Est-ce une bonne solution ? de mon point de vue, c’est plutôt une approche qui enferme les gens.

Je ne sais pas s’il existe un modèle qui fonctionne vraiment mais je trouve que certains pays, notamment les pays du Maghreb gèrent bien leurs aînés. En effet, les EHPAD existent uniquement pour celles et ceux qui sont seuls, sinon c’est la famille et la communauté, les voisins et les amis, qui prennent en charge la personne âgée.

Quels sont les services ou produits innovants ?

J’aime beaucoup Famileo. Ils sont partis d’un double constat. D’un côté des personnes âgées qui aiment recevoir des cartes, de l’autre, des petits-enfants qui n’aiment pas les envoyer. Ils ont développé une appli où l’on prend une photo, on ajoute un texte et Famileo s’occupe de l’impression et de l’envoi.

Dans la même veine, il existe Familink. C’est un cadre numérique qui permet à toute la famille d’envoyer des photos qui apparaitront automatiquement sur le cadre. Ce sont au final des technologies simples mais qui proposent des solutions simples, mais il fallait y penser…

A quoi ressemble ton utopie de monde idéal ?

Crédits Photos : CoCoshaker

Finalement, mon monde idéal serait un monde où l’on remettrait les personnes âgées à leur juste place. Une personne âgée c’est avant tout la sagesse et c’est une part de notre histoire. Il faut revaloriser la parole des aînés souvent emprunte de bon sens. Il faudrait également que notre société soit plus inclusive. Aujourd’hui on enferme nos “vieux” dans des établissements mais on fait la même chose avec les jeunes. Il faut arrêter de compartimenter. Nous devons apprendre à vieillir ensemble, nous sommes tous concernés.

Je suis un fervent défenseur de la “Tech for Good” et un partisan de la low-tech paradoxalement peut-être.

Et son opposé ? Quelle dystopie pourrait-on imaginer ?

Je pense à la série Black Mirror…Ce serait par exemple d’utiliser la réalité virtuelle non plus pour améliorer le bien-être mais pour se débarrasser d’un problème. Maintenir les personnes âgées dans un univers virtuel, avec un casque toute la journée. Ne plus chercher à maintenir leur autonomie, ne plus solliciter leur intellect…

Carte blanche

Sagesse Technologie est une entreprise de l’ESS et ce n’est pas un point de détail. J’ai voulu prouver que l’on pouvait avoir un beau projet avec un réel potentiel de croissance et choisir une approche sociale et solidaire. C’est ma vision de l’entreprise que je défends à travers ce projet.

J’ai 35 ans et je pense que l’on peut faire de magnifiques choses grâce aux nouvelles technologies. Je suis un fervent défenseur de la “Tech for Good” et un partisan de la low-tech paradoxalement peut-être. C’est pourquoi je fais tout ce que je peux pour développer mon entreprise en gardant en tête que mon ambition première c’est d’améliorer le quotidien des seniors. Il faut innover aujourd’hui et demain et ne pas avoir pas peur de sortir du cadre. En fait non, il faut sortir du cadre.

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À propos de Pauline Rivière

Pauline Rivière est journaliste et rédactrice en chef du média en ligne le Connecteur. Elle est en charge du choix des dossiers spéciaux mensuels. Elle développe également des outils de datavisualisation à destination de l'écosystème de l'innovation et s'intéresse à l'innovation éditoriale. Avec sa société SmartVideo Academy, elle anime différentes formations à la réalisation de vidéos (au smartphone notamment) et à l’écriture audiovisuelle. Elle intervient également dans l'Enseignement Supérieur dans le cadre de projets pédagogiques digitaux, mêlant techniques de communication et sujets d'innovation.