Défiance : Quel remède à la crise de l’expertise ?

Défiance : Quel remède à la crise de l’expertise ?
Retranscription table ronde du Festival Médias en Seine le 19/11/2020

[Intro Alexandre Kouchner] « Les dernières enquêtes d’opinion mettent en lumière une défiance grandissante des citoyens envers les politiques, les médias et les experts. Moins d’un Français sur deux dit faire confiance à nos gouvernants dans leur capacité à gérer cette crise. Une étude de la Fondation Jean Jaurès indique également que la confiance dans les scientifiques a reculé de 20 points depuis le début de la crise.
Même la démarche objective de la science ne semble plus convaincre. Alors comment recréer de la confiance dans une expertise nécessaire ? »

Alexandre Kouchner : Quelle est l’ampleur de la défiance des Français vis-à-vis des institutions ?

【Yann ALGAN, Doyen de l’Ecole d’Affaires Publiques, Sciences Po】

« Toutes les enquêtes internationales montrent une vraie spécificité de la France qui se caractérise par une plus grande défiance vis-à-vis des institutions, vis-à-vis du gouvernement, vis-à-vis des experts, mais aussi plus généralement vis-à-vis des autres.
Si l’on fait la comparaison avec les pays voisins, seul un Français sur trois fait confiance aux experts et aux scientifiques contre deux Anglais sur trois ou deux Allemands sur trois.
La France se distingue de ses voisins et rejoint un autre groupe de pays, le Brésil et les Etats-Unis. Dans ces pays, on a assisté à une polarisation politique. La crise qui était une crise sanitaire, est devenue une crise sociale et une crise politique, alors qu’en Allemagne par exemple, la crise sanitaire est restée une crise sanitaire. »

A.K : Madame Maisonneuve, vous avez étudié cette difficulté dans le cadre de votre Think Tank. Est ce que vous avez des exemples de paralysie publique due à l’incapacité à trouver un consensus ?

【Cécile MAISONNEUVE, Présidente, Think Tank « La fabrique de la cité »

« Lorsque l’on examine les grands projets, on s’aperçoit qu’il n’y a pas forcément de spécificité française dans la difficulté à les faire aboutir faute de confiance.
En France, un exemple édifiant est celui de Notre Dame des Landes. On a assisté à une paralysie de l’action publique et, un matin, on a vu tomber une décision.  Pourtant, on avait bien des experts qui expliquaient que l’on assistait à une littoralisation de la France et que par extension le trafic aérien continuerait d’augmenter; ce qui allait dans le sens de la poursuite du projet. » 

Pour autant, il n’y avait pas d’acceptation de la population. La décision politique est peut-être un échec vis-à-vis de la construction du projet, mais remet finalement l’expérience politique à sa place. Le politique a tranché non pas sur des critères d’expertise, mais parce qu’il n’y avait pas de “possibilités politiques de réaliser le projet”. »

Comment est-ce que cette défiance conditionne notre comportement ? 

【Yann ALGAN, Doyen de l’Ecole d’affaires publiques, Sciences Po】

« Nous avons mené de nombreuses études en utilisant en particulier des données de mobilité que l’on peut avoir au niveau des régions et au niveau du pays. On constate que les personnes qui n’ont pas confiance dans le gouvernement ou dans les scientifiques, ont beaucoup moins suivi les règles de confinement et de déconfinement.
On parle souvent de la confiance des citoyens vis-à-vis du gouvernement, mais on s’interroge moins sur la confiance des gouvernants vis-à-vis des citoyens. Dans un pays comme la France, la peur du manque de civisme ou du manque de cohésion sociale entraîne les gouvernants dans la mise en place de politiques de restriction beaucoup plus fermes que dans la plupart des autres pays. 
Même en Allemagne, en Italie ou en Espagne, on n’a pas été dans ce degré de détails sur les règles qui régentent progressivement l’ensemble des déplacements. Les Français ont ressenti cela comme une infantilisation.
La peur s’est transformée en colère face à des procédures compliquées à déchiffrer : pourquoi est-ce qu’une grande surface aurait le droit de vendre ce bien et pas l’artisan par exemple. Dans ce cas-là, il est beaucoup plus difficile pour un gouvernement de réunir un consensus et une acceptabilité sur cette politique. »

source : L’Opinion : mars 2016, Notre-Dame-des-Landes : le référendum sème la discorde

A.K : Est-ce que vous partagez le constat de l’historien Marc Lazar lorsqu’il parle du risque de dé-civilisation. A force de décrédibiliser le “sachant” on en arrive peut-être à ne plus faire société. Y a-t-il un risque ?

【Sylvain BOURMEAU Journaliste France Culture】

« Le sujet n’est pas récent mais il est encouragé par des phénomènes nouveaux. La mutation numérique joue un rôle majeur dans l’affaiblissement qu’elle produit dans certaines institutions.
Prenons l’exemple des journaux. La hiérarchie de l’information a été bousculée par une sorte de désossage. Aujourd’hui, les articles de journaux se promènent sur les réseaux sociaux les uns à côté des autres sans qu’on puisse les rattacher à des contextes.
Feuilleter un journal mis en page avec des choix qui hiérarchisent l’information, ce n’est pas la même chose qu’être face à un fil Twitter. 
Concernant la science, il ne faut pas oublier qu’elle est toujours susceptible d’être bousculée, c’est un processus normal. 
En revanche, on associe aujourd’hui expertise et science. Je n’aime pas le terme expertise parce qu’il renvoie à un ancien modèle de la science, un modèle d’autorité totalement dépassé.
Les scientifiques préfèrent se présenter comme des chercheurs plutôt que comme des experts. Pour reprendre l’expression devenue célèbre de Michel Foucault, ce sont “des intellectuels spécifiques”. Ils interviennent dans l’espace public sur la base de travaux de compétences et de temps passé mais pas comme expert. 

Je n’aime pas le terme expertise parce qu’il renvoie à un ancien modèle de la science, un modèle d’autorité totalement dépassé.

Sylvain BOURMEAU

A.K : Est-ce que le problème finalement ce n’est pas la proximité des experts ou des prétendus experts avec le politique ? Rendre les experts responsables des décisions prises ?

【Cécile MAISONNEUVE, Présidente, Think Tank « La fabrique de la cité »】

« Il faut revenir au principe clair de la séparation des pouvoirs valable pour toute démocratie. Notons également que le chercheur ou l’expert est là pour apporter son savoir, mais il est là aussi pour faire part de ses doutes. 
Aujourd’hui, les politiques utilisent l’expert comme bouc émissaire alors que justement, l’expert doit avoir une neutralité politique. L’expert ne doit pas chercher à tout prix à rattraper le temps de l’immédiateté du politique. D’ailleurs, on voit bien que les experts les plus crédibles sont ceux qui se positionnent ainsi. »

A.K : Avec par exemple la convention citoyenne, on met en lumière d’autres formes d’expertise. On entend même parler d’expertise citoyenne, est-ce que selon vous, c’est un contresens ?

【Cécile MAISONNEUVE, Présidente, Think Tank « La fabrique de la cité »】

« Je ne suis pas très à l’aise avec cette notion d’expertise citoyenne. Il y a une expérience citoyenne, ce qui est précisément l’inverse de l’expertise. L’expertise, c’est du temps, c’est la raison, c’est de la recherche et du doute, l’expérience, c’est de l’immédiat, c’est du ressenti et de l’émotion. Les expériences doivent venir nourrir les expertises, mais ce sont deux champs extrêmement différents.
D’ailleurs, lorsqu’il s’agit d’une décision publique, on doit la prendre au nom de l’intérêt général et non pas du ressenti personnel.

source : Pexel
【Sylvain BOURMEAU, Journaliste, France Culture】

« En revanche, le citoyen peut parfois agir comme lanceur d’alerte. J’ai publié dans AOC le texte d’une historienne de formation, Caroline Odac, victime du Covid long. Elle a été l’une des premières a pointé cette forme de la maladie. Aujourd’hui, c’est quelque chose de reconnu, mais on a eu du mal à le distinguer au départ. Les médecins allaient vers l’urgence, c’est-à-dire la détresse respiratoire et les problèmes pulmonaires. Là, on a vu des citoyens, l’occurrence des malades, alerter et bousculer la recherche. 

Il faut aussi rappeler que l’on peut douter sans être complotiste et que l’usage de l’esprit critique est tout à fait possible. Le vrai drame avec les complotistes, c’est qu’ils s’emparent de la notion de doute. Douter, ça ne veut pas dire qu’il faille absolument toujours tout relativiser, tout critiquer, ou détruire les institutions. »

A.K : Alors je vais vous demander à chacun et à chacune une piste pour renouer avec cette confiance ? Comment est-ce qu’on s’assure quand on est journaliste de mettre au-devant de la scène publique des chercheurs et des chercheuses qui ont droit de cité ?

【Sylvain BOURMEAU, Journaliste, France Culture】

« Avant toute chose, il faut essayer de saisir les logiques économiques qui sous-tendent les médias dans lesquels on travaille. Il faut faire en sorte de conserver des marges de manœuvre éditoriales.
Par ailleurs, les choix éditoriaux doivent être des choix collectifs pluralistes. Il faut qu’ils soient discutés avec des collègues.
Enfin, en tant que journaliste, il faut assumer le fait d’être un intellectuel. Je considère que d’une certaine façon, tous les journalistes doivent être scientifiques. Ils doivent acquérir des méthodes de travail qui ressemblent davantage à celles des chercheurs. L’urgence ne doit pas être un prétexte à ne pas se poser de questions. »

Nous avons besoin d’avoir des formations à l’esprit critique et faire du debunking.

Yoann algan
【Yann ALGAN, Doyen de l’Ecole d’affaires publiques, Sciences Po】

« Pour moi, les questions de formation sont essentielles. Il existe une étude récente du MIT sur les biais cognitifs. Elle met en lumière le fait que l’on accepte beaucoup plus facilement des idées fausses que des idées vraies, des idées complexes, des idées qui justement introduisent doute. 
Ils ont suivi 120 000 histoires sur Twitter en distinguant les informations fausses et simplistes des informations vraies, mais beaucoup plus complexes. La vitesse de pénétration des idées fausses est dix fois supérieure. Dans les situations de risques et d’incertitudes, on préfère des idées simples, des éditorialisations du monde. C’est ce que proposent les théories complotistes. 

Nous avons besoin d’avoir des formations à l’esprit critique et de faire du debunking. C’est-à-dire développer notre capacité à comprendre et à détecter les fake news.
Il faut également des cycles de formation à destination des personnes en charge des décisions. Il faut leur apprendre à proposer des solutions concrètes et les co-construire avec les citoyens. Il faut être beaucoup moins dans la décision verticale. »

A.K : Est-ce que l’on a besoin d’autre chose pour renouer la confiance ?  

【Cécile MAISONNEUVE, Présidente, Think Tank « La fabrique de la cité »】

« Nous avons besoin de courage. Nous avons besoin de dire, “oui la complexité, c’est difficile, mais c’est comme ça que l’on va résoudre les grands sujets comme la crise sanitaire ou écologique.” On ne peut pas simplifier ces sujets. Il faut se coltiner la complexité et le dire !
En second lieu, il y a tout un travail à réaliser autour de la prise de décision. On voit bien que des décisions descendantes dont on ne saisit pas la logique nous empêchent de nous approprier les solutions et finalement ne contribuent pas à nous rendre acteurs.
Il ne faut pas avoir peur d’aller au devant des citoyens mais chercher à construire avec eux. Dans un premier temps, ce sera extrêmement compliqué, mais à mon avis, c’est la solution pour permettre de construire des solutions durables et qui soient acceptées.

A.K : Du courage de l’écoute et de la complexité, le sujet n’est sûrement pas épuisé merci à tous les trois.

À propos de Pauline Rivière

Pauline Rivière est journaliste et rédactrice en chef du média en ligne le Connecteur. Elle est en charge du choix des dossiers spéciaux mensuels. Elle développe également des outils de datavisualisation à destination de l'écosystème de l'innovation et s'intéresse à l'innovation éditoriale. Avec sa société SmartVideo Academy, elle anime différentes formations à la réalisation de vidéos (au smartphone notamment) et à l’écriture audiovisuelle. Elle intervient également dans l'Enseignement Supérieur dans le cadre de projets pédagogiques digitaux, mêlant techniques de communication et sujets d'innovation.