Par Damien Caillard
Avec Cindy Pappalardo-Roy
Beaucoup d’initiatives dédiées au territoire auvergnat naissent à Clermont, mais peu sont celles qui parviennent effectivement à toucher des publics hors de notre métropole. C’est désormais le cas de Cocoshaker, l’incubateur d’entrepreneurs sociaux basé à Epicentre, grâce à Cécile Favé. Arrivée récemment à Clermont, elle a rejoint le projet pour prouver que l’entrepreneuriat social, sociétal et environnemental peut tout à fait être incarné par des acteurs des villes moyennes ou des zones rurales.
Tu as “basculé” d’une multinationale très capitaliste à l’innovation sociale … comment as-tu fait ?
Avant [Cocoshaker], j’avais travaillé huit ans dans une multinationale de l’agro-alimentaire en Alsace, dans la logistique de production. La suite logique de mon école de commerce…. Mais je faisais déjà de la veille sur l’ESS, car je n’étais pas satisfaite des valeurs que je servais. Je cherchais d’autres façons de créer de la valeur, et ça m’a permis de rentrer dans les monnaies locales, l’économie du troc [monnaies “sociales” : échange de temps et de compétence].
[Strasbourg est] un beau terreau sur la transition écologique et l’innovation sociale. C’est une ville cosmopolite, capitale européenne, avec un fort brassage d’idées et de populations. Plus une proximité avec l’Allemagne où l’écologie est ancrée dans les usages et les modes de vie. Là-bas, je me suis engagée dans les milieux associatifs, sur la transition écologique et citoyenne. En 2012, j’ai co-fondé le groupe local Colibris, et j’ai participé au projet de monnaie locale citoyenne, le Stück [prononcer Chtuk]. C’est par cet engagement que j’ai transformé mon mode de vie et ma reconversion professionnelle : je me suis tournée vers le maillage territorial et la mobilisation citoyenne.
Cet engagement est-il toujours d’actualité ?
Aujourd’hui, je reste connectée à tout ce qui se passe dans ces mouvements. Ça me préoccupe tous les jours ! Et pourtant, j’ai juste l’impression d’être une fille de mon temps… Je sais que je ne suis pas capable de tout : [par exemple], pour Greenpeace, je les soutiens financièrement mais je ne pourrai pas faire ce qu’ils font.
Globalement, je suis ravie que les modes d’action se multiplient ; ils contribuent tous à faire émerger la prise de conscience. Mon levier d’action à moi, c’est au niveau local : mes premières amours, c’est le territoire. Dans les municipales 2020 qui arrivent, comment les citoyens peuvent faire entendre leur voix? Comment s’engager dans la transformation, mais surtout comment éviter le cynisme et l’apathie? Malgré la gravité de la situation, comment chercher les modes d’action qui nous conviennent en évitant de catalyser les antagonismes mortifères ?
Comment agis-tu au quotidien, ici en Auvergne?
J’habite dans un village vers Aydat, et on vient de se déclarer pour le Pacte pour la Transition Citoyenne : c’est un collectif de nombreuses structures dont Colibris, Alternatiba, Attac, Biocoop, mais aussi des entreprises qui travaillent depuis des années à mutualiser leurs efforts. 32 propositions détaillées et documentées ont émergé, à soumettre aux candidats aux élections locales. Chaque groupe local peut choisir dix propositions parmi les 32, et les “pousser” auprès des différents candidats de proximité.
« Je me suis tournée vers le maillage territorial et la mobilisation citoyenne. »
On n’a pas d’ambition politique élective, mais nous souhaitons surtout faire que les gens se rencontrent et discutent. Ce qui nous anime, c’est l’écologie sociale et démocratique. Le Pacte pour la Transition Citoyenne est un très bon support pour rencontrer nos voisins et créer de la résilience territoriale.
Les Colibris ont l’air de beaucoup compter pour toi… Peux-tu nous en parler ?
Oui, j’étais bénévole pour eux, de 2012 à 2016. En 2015, j’ai représenté les groupes locaux dans la gouvernance associative, et en 2016 j’ai été recrutée pour animer ces groupes. Et depuis janvier 2018, je me suis spécialisée sur la formation des groupes locaux – rôle que j’ai toujours. Je travaille beaucoup sur l’accompagnement de la montée en compétences des bénévoles : trouver des intervenants, organiser des moments de formation… Mon but est de former des bénévoles pour qu’ils remplissent leur mission de « reliance » des acteurs sur les territoires. Cela s’appuie sur des techniques d’animation en intelligence collective, d’éducation populaire, dans la mesure du possible à travers de la gouvernance partagée.
Les Colibris, c’est un des endroits dans lesquels je peux me ressourcer. J’observe, je vis une incarnation des valeurs dans l’action : de l’humilité, de la sincérité, de la quête de cohérence. L’époque est difficile. Je suis très attachée à la notion de communauté. C’est capital de créer des communautés qui soient ouvertes, et qui y permettent de trouver de la résonance avec ses préoccupations, pour prendre des initiatives.
Aujourd’hui, tu travailles à Cocoshaker sur le maillage territorial. En quoi cela consiste-t-il ?
Cocoshaker a démarré il y a quatre ans à Clermont, et propose des incubations annuelles pour des porteurs de projets principalement puydômois ; en 2019, des porteurs de l’Allier ont été retenus ! C’est ce qui nous a poussé à nous pencher sur la question territoriale pour voir comment les territoires proches – Haute-Loire, Livradois-Forez, Cantal… – pouvaient nous amener des candidatures.
D’où vient ce besoin d’extension au-delà de Clermont ?
En 2018, Cocoshaker a mené une étude avec son partenaire Ronalpia sur l’entrepreneuriat en zone rurale, avec Pauline Tranchant. On a remué ce terreau, on s’est demandé comment soutenir ces porteurs de projets qui n’auraient pas les fonds ou l’énergie de venir jusqu’à Clermont. En parallèle, il y a eu l’appel à candidatures fin 2018.
« C’est capital de créer des communautés qui soient ouvertes, et qui y permettent de trouver de la résonance avec ses préoccupations, pour prendre des initiatives. »
Pour chaque territoire que l’on explore, on s’appuie sur des acteurs locaux : espaces de coworking ou incubateurs, qui sont des “guichets”, des portes d’entrée plus ou moins formelles pour les porteurs de projets. Ça nous a permis de présenter Cocoshaker par des réunions ou de nous mettre en relation avec des partenaires potentiels (BGE, France Active) – avec lesquels on travaille déjà sur Clermont. Notre démarche a donc été présentée de manière transparente.
Lire l’entretien du Connecteur avec Pauline Tranchant
Les “territoires” perçoivent-ils la valeur ajoutée de Cocoshaker ?
Il existe déjà des accompagnements business et entrepreneuriat classiques (plan de financement, marketing, recrutement…) mais rien sur l’innovation et l’impact social : c’est ce que nous apportons de spécifique ! Mais nous arrivons là-dessus avec une posture très humble, en supposant que ça manque sur les territoires ; et il y a ce besoin. Nos partenaires y sont sensibles.
En parallèle, on souhaite sensibiliser les porteurs de projets sur cet accompagnement, et même sur “l’enrichissement social ou environnemental” de projets d’entreprise classiques. Dans ces territoires, on trouve un certain nombre d’entrepreneurs qui avaient un potentiel qui reste à révéler.
En quoi consiste concrètement ton travail ?
Je suis arrivée à Cocoshaker début mai 2019, sur la mission de développement territorial. Mon travail, notamment sur cet automne, est de créer une programmation événementielle sur tous ces territoires. Vérifier quels sont les curieux qui se présentent, quel est le vivier de personnes qui ont des projets, ou des rêves, de reconversion. Plus largement, quels sont les acteurs du territoire – notamment dans le monde associatif – qui ont des idées et de la volonté pour transformer leur environnement.
« On souhaite sensibiliser (…) sur “l’enrichissement social ou environnemental” de projets d’entreprise classiques »
Au final, on revisite le projet Cocoshaker pour élargir l’audience au-delà de la Métropole, et au-delà d’un public naturellement sensible à l’entrepreneuriat social. Je le dis aussi parce que je viens de ce vivier. Pour moi, l’innovation, c’était de l’ordre du génie : quelque chose d’impressionnant, qui devait transformer le monde !
Pour résumer, tu souhaites réconcilier entrepreneuriat et innovation sociale …
Mon job est de créer des passerelles entre ces mondes, que chacun bénéficie des postures et des pratiques de chacun. Pour avoir accompagné des tas d’initiatives citoyennes qui émergaient puis se cassaient la figure au bout de trois ans, faute de modèle économique, je suis convaincue que l’approche de Cocoshaker et des autres incubateurs en innovation sociale – comme Alter’Incub – est la bonne. Il faut faire savoir que ça existe et que c’est gratuit pour les porteurs de projets ! C’est un vrai cadeau.
C’est capital de démystifier l’entrepreneuriat et l’innovation sociale. Ce sont des grands mots qui peuvent faire peur. Certains vont naturellement se contenter de créer une petite association pour lancer leur projet, alors qu’ils pourraient poursuivre sur de l’entrepreneuriat social qui les aiderait à mieux répondre au besoin social insatisfait.
Pour en savoir plus:
le site de Cocoshaker
le site du Mouvement Colibris
le site du Pacte pour la Transition Citoyenne
Entretien réalisé le jeudi 10 octobre à Epicentre, réorganisé et synthétisé pour plus de clarté par Cindy Pappalardo-Roy et relu et corrigé par Cécile. Photos de Cécile sauf une et Uphéros par Damien Caillard pour le Connecteur.