[EDITO] Mais bordel on oublie déjà !

[EDITO] Mais bordel on oublie déjà !

Par Pauline RIVIERE

Alors que le déconfinement tant attendu va démarrer progressivement ce lundi 11 mai, alors que chacun va essayer de reprendre des habitudes déjà lointaines, il est important de ne pas oublier. Mais qu’est-ce qu’il ne faut pas oublier au juste? En réalisant notre carte interactive des fabricants de masques en tissu sur Clermont-Ferrand nous avons vu émerger une tendance qui nous a alertés ….

Rappelez-vous, il y a encore quelques semaines, début avril, l’épidémie était au plus fort même si cela semble déjà loin. Pour faire face au défaut d’approvisionnement en masques et matériel de protection, des femmes et des hommes se sont mobilisés. Des PME, des couturièr(e)s, des makers dans leur Fablabs, des citoyens engagés se sont retroussés les manches et se sont mis au travail. En l’espace de quelques jours ils ont crée de nouvelles lignes de production de masques et de surblouses, comme le fabricant de parapluies Piganiol par exemple, les makers ont prototypé des visières et des respirateurs, les professionnels de la couture et des citoyens engagés se sont mis à confectionner gratuitement des masques en tissu pour le personnel soignant et toute personne en contact avec le public. Ce bel élan de solidarité a été  salué, la capacité à inventer, des forces vives du territoire, a fait la une des médias. C’est toute l’agilité d’un pays qui a rayonné pendant ces quelques semaines.

De notre côté, nous avons aussi interviewé ces entrepreuneur(e)s afin de connaitre leur regard sur la situation actuelle et leur vision de ce à quoi devrait ressembler le monde d’après. Je me souviens de cette phrase de Sylvain Jourdy de l’entreprise Lojelis en conclusion de son interview « Il y a eu une formidable solidarité grâce à l’agilité des entreprises du territoire. J’espère que l’on n’oubliera pas ». 

Les héros d’hier, redeviennent les invisibles d’aujourd’hui.

Pourtant force est de constater que l’on oublie déjà, individuellement et d’une manière collective. Les héros d’hier, redeviennent les invisibles d’aujourd’hui. Nous avons pu sentir l’amertume des makers à qui l’on a gentiment demandé de retourner jouer avec leurs imprimantes 3D. Nous avons écouté le ressenti de ces couturières, oui, car ce sont principalement des femmes, qui après avoir travaillé bénévolement demandent à être rétribuées pour leur travail et se retrouvent parfois insultées sur les réseaux sociaux et discréditées à travers de nouvelles normes qui les écartent du marché.

Bien sûr, il faut encadrer, sinon c’est la pagaille. Mais quelle violence dans la manière de faire. On entend presque « bon bah merci c’était sympa, mais maintenant laisser faire les vrais pros ». Quelle déception pour nos entreprises qui ont fait émerger cette filière en quelques semaines et qui voient les gros s’y engouffrer et rafler la mise. La matière première n’est plus disponible car réquisitionnée par la grande industrie pour produire à très grande échelle dans des délais très court. L’amertume est là.

Alors oui, il ne faut pas opposer ou diviser, l’urgence des demandes est telle que l’on a besoin des « grands » pour protéger tous les français et les françaises. La conséquence pourtant, c’est que les premiers à s’être mobilisés sont relégués au second plan. La Présidente de la Chambre Artisanale de couture du Puy-de-Dôme me disait ce matin (retrouvez la petite histoire (un peu folle) des masques en tissu), « il y a quelques semaines le téléphone sonnait toute la journée, c’était la panique, tout le monde voulait des masques. Aujourd’hui le téléphone ne sonne pratiquement  plus, les habitants attendent les livraisons des masques promis par les collectivités et, la grande distribution propose des masques chirurgicaux….

« il y a quelques semaines le téléphone sonnait toute la journée, c’était la panique, tout le monde voulait des masques.

Cet exemple, c’est avant tout l’illustration du danger qui nous guette. Celui de retourner au plus simple, au moins cher, au détriment de l’économie locale. La crise n’est pas terminée, bien au contraire. Nous entrons dans une nouvelle phase où il va être nécessaire de conscientiser l’acte d’achat. L’achat d’un masque, acte anodin au regard des enjeux,  est cependant un exemple très concret. On peut choisir la facilité et acheter en grande distribution ses cent masques chirurgicaux made in China, qui sont un désastre écologique à venir ou nous pouvons prendre le temps. Nous pouvons prendre le temps de cliquer sur une carte, et d’appeler un artisan pour lui commander un masque en tissu. Attendre quelques jours, se déplacer dans sa boutique, échanger quelques mots avec elle ou lui, sur la pluie et le beau temps, lui demander quelques conseils d’entretien, payer son masque à sa juste valeur, et rentrer chez soi.
Ce petit acte aussi insignifiant qu’il puisse paraitre, c’est pourtant celui qui déterminera tout le reste. Si nous ne parvenons pas à comprendre  pourquoi il est absolument indispensable de soutenir les productions locales, rien ne changera. Des entreprises et des commerces disparaitront et le monde d’après sera sans doute pire que le monde d’avant.

C’est notre tissu économique auvergnat, fort de sa diversité et de sa complémentarité qui nous permis de résister.

Lors de ces deux mois de confinement nous avons pu observer ce qui a permis la résilience des territoires. Ce nouveau terme en vogue dans sa définition est :  trouver les capacités nécessaires pour s’adapter face à des aléas qui nous menacent. C’est notre tissu économique auvergnat, fort de sa diversité et de sa complémentarité qui nous permis de résister. C’est à nous de le défendre et de le soutenir dans les prochains mois. Alors bordel, n’oublions pas !


 

La petite histoire (un peu folle) des masques en tissu

Interview de Nadège Parant, Présidente la Chambre Artisanale de la couture du Puy-de-Dôme

Au début du confinement, nous observions la situation catastrophique dans le Nord et dans l’Est de le France  et nous nous disions qu’en Auvergne nous étions relativement épargnés. Très rapidement nous avons entendu parler d’un masque en tissu « le masque de Grenoble », mais bon on ne savait pas trop à quoi s’en tenir car on entendait tout et son contraire sur son utilité. 

Un élan de solidarité

Pourtant, on s’est vite rendu compte que même chez nous il y avait des besoins et de demandes. C’est suite à une conversation avec une infirmière que l’on s’est dit ok, on va en fabriquer. Le problème c’est que nous n’avions pas de matière première. Nous avons contacté la Chambre des Métiers pour leur expliquer notre projet et ils ont accepté de prendre en charge l’achat du tissu et des élastiques. Dans mon atelier à Beaumont, j’ai préparé des kits pour la fabrication de trente masques. Nous sommes six couturières bénévoles à avoir participé à la démarche,  compte-tenu des limitations dans les déplacements, on ne pouvait pas fournir tout le monde en kits. C’était vraiment super de pouvoir équiper le personnel soignant des EHPAD notamment.  Au départ nous étions un peu perdues quant au protocole. Nous ne sommes ni médecins, ni professionnels sanitaires. En revanche on a une bonne connaissance des tissus et on sait coudre. 

Crédit photo : Facebook @cousette63

A partir du moment où le gouvernement a recommandé le port du masque ‘grand public » ça a été la folie. Le téléphone sonnait vingt à trente fois par jour. Pourtant, à un moment on ne peut plus faire du bénévolat. Confectionner des masques pour le personnel soignant c’est une chose, mais on recevait des appels d’entreprises qui étaient en activité et qui nous demandait de faire ça comme un geste symbolique pour leurs employés qui n’avaient pas de protection. Pour nous, l’activité était au point mort, et c’est que nous avons décidé de fabriquer et vendre nos masques en tissu. Car tout travail mérité salaire.

Une nouvelle filière qui réveille les appétits

Nous avons été contactées par des « entrepreneurs » qui voulaient surfer sur la vague et proposer des masques en nous sous-traitant la fabrication. On a refusé bien sûr. Ensuite, l’industrie s’est engouffrée dans la brèche en proposant des masques à 4€. En tant qu’indépendantes, c’est impossible pour nous de suivre ces tarifs là !  D’ailleurs c’est très dur à vivre parce que sur les réseaux sociaux, certains nous accusent maintenant de profiter de la pandémie pour nous enrichir ! C’est terrible. Je tiens à le dire haut et fort, un masque à 5€, certains trouvent ça cher, pourtant ce n’est pas du tout un prix juste  et équitable, loin s’en faut. C’est sûr que ça représente un budget mais c’est la réalité ! 

Crédit photo : Facebook Loni Tailleur

Ensuite, nous avons commencé à recevoir des mails qui nous parlaient de normes etc, mais on ne comprenait pas bien ce dont il était question. Un jour nous avons reçu le fameux décret du 26 avril. Pour pouvoir vendre des masques, il fallait faire labelliser les tissus que nous utilisions. Au même moment, les merceries pouvaient rouvrir pour que chacun puisse acheter les articles pour fabriquer son masque. D’un côté on nous imposait, à nous professionnels, des normes, et de l’autre, on encourageait les citoyens qui ne savaient pas coudre, à fabriquer leurs masques. C’était vraiment une injonction paradoxale.

Des nouvelles normes mais surtout du bon sens

Pour pouvoir obtenir le label « lavage x5 x10… » nous pouvons faire appel à l’IFTH qui prend en charge gratuitement (jusqu’à trois masques) la « normalisation » des masques. Mais le problème c’est qu’il y a trois à quatre semaines d’attente, étant donné que tout le monde fait tester. Pour nous, couturières indépendantes, soit nous achetons le tissu et nous le faisons tester au risque de ne pas avoir le ok, soit nous envoyons un échantillon, mais nous ne sommes absolument pas sûres que le même tissu sera toujours disponible dans un mois. Il est là le casse-tête.

 

Je tiens à préciser qu’il n’y a pas de colère dans mes propos, j’expose seulement la situation telle qu’elle est. Les normes et les cadres sont utiles mais nous pensons qu’il est important de ne pas déresponsabiliser, ni d’infantiliser les Français. Normes, labels, couture au milieu ou pas, si l’on ne respecte pas les gestes barrières, si on ne lave pas son masque, si on réutilise cinq fois son masque chirurgical ça n’a aucun intérêt, ni aucun sens. Les masques ne vous protègent pas, ils protègent les autres, en évitant les postillons, peu importe le modèle. Tout ce que nous demandons c’est que chacun fasse appel à son bon sens.

 

À propos de Pauline Rivière

Pauline Rivière est journaliste et rédactrice en chef du média en ligne le Connecteur. Elle est en charge du choix des dossiers spéciaux mensuels. Elle développe également des outils de datavisualisation à destination de l'écosystème de l'innovation et s'intéresse à l'innovation éditoriale. Avec sa société SmartVideo Academy, elle anime différentes formations à la réalisation de vidéos (au smartphone notamment) et à l’écriture audiovisuelle. Elle intervient également dans l'Enseignement Supérieur dans le cadre de projets pédagogiques digitaux, mêlant techniques de communication et sujets d'innovation.